Entretien

Les chants imaginaires d’Anne Paceo

Rencontre avec une musicienne qui sait faire chanter les voix aussi bien que les percussions.

Anne Paceo © Michel Laborde

Avec S.H.A.M.A.N.E.S, son neuvième album, Anne Paceo invite voix, mélodies et percussions à s’unir dans une fête en lettres majuscules, au plus près de ce que cette batteuse mais aussi chanteuse ressent lorsqu’elle laisse naître sa musique. Reconnue depuis longtemps par ses pairs, elle est une musicienne qui, jour après jour, avance sur un chemin très personnel et trouve une expression qui n’appartient qu’à elle. Pour autant, celle qui s’est affirmée en tant que leader n’en est pas moins très attentive à la dimension collective de sa création musicale.

- D’où vient cette musique ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Les sources d’inspiration sont très variées, mais le point de départ a été celui des musiques de cérémonies chamaniques et vaudou venant du monde entier. J’ai écouté des sons de Sibérie, Mongolie, Haïti, Équateur, Brésil… et puis j’ai eu la chance d’assister à une cérémonie de possession à Bali (chant kecak, complètement dingue !). Le point commun de toutes ces musiques, c’est la présence de la voix et des percussions et donc c’était mon point de départ. J’aime ce côté très brut et à vif mais aussi les musiques qui ont une dimension mystique et spirituelle. Je trouve que la musique franchit un grand pas émotionnel quand les musicien·ne·s sont dans cet état d’esprit. J’ai aussi écouté beaucoup de musique vocale, des cantiques, des requiem (Fauré, Mozart…), ainsi que des enregistrements d’Alan Lomax (encore des voix et des percussions), et puis des chanteurs et chanteuses, José Gonzales, Sam Amidon, Joni Mitchell… Je n’ai pas cherché à me nourrir d’un truc en particulier : j’écoute, je me nourris, je ressens, je laisse infuser, et puis quand j’ai de la chance, il y a de la musique qui naît.

- Deux voix, plus la vôtre, sans oublier les jeux très mélodiques de Christophe Panzani et Tony Paeleman. Le chant et la mélodie sont plus que jamais essentiels et au cœur de votre musique. Est-ce là votre côté shamanique ?

Je ne sais pas si c’est mon côté chamanique, mais effectivement, j’ai une grande passion pour les belles mélodies, celles qui apparaissent comme des évidences. Quand j’étais enfant, je retenais toutes les mélodies et solos que j’aimais, mais jamais les paroles quand il y en avait. Bon nombre des mélodies de S.H.A.M.A.N.E.S me sont apparues d’une traite, de la première à la dernière note, comme si elles avaient toujours été là. Tous mes morceaux partent d’une mélodie que je chante, parfois quelques syllabes, parfois en langue imaginaire avec des mots qui apparaissent. La mélodie, c’est selon moi la colonne vertébrale du morceau, c’est elle aussi qui va guider le mood et les improvisations.
L’idée est toujours de raconter une même histoire et c’est important de tirer le même fil d’un bout à l’autre. J’ai donc composé S.H.A.M.A.N.E.S en chantant, et c’était une évidence de faire appel à d’autres voix en plus de la mienne. Et l’avantage, c’est qu’Isabel Sörling, Marion Rampal et moi avons à peu près la même tessiture. Donc c’était bien plus facile d’écrire pour elles. Et puis il y a ce truc très spécial avec la voix, où l’intention arrive intacte dans les oreilles de ceux et celles qui écoutent. Ici j’avais envie de travailler avec deux personnalités très différentes. Isabel c’est vraiment une chamane, tout est très intense et c’est assez merveilleux de voir comment elle peut passer d’une chanson avec des paroles et l’habiter avec autant de justesse émotionnelle, au rôle d’accompagnatrice ou de soliste, en créant des textures avec ses pédales d’effets. Marion c’est vraiment une chanteuse à texte, et j’aime sa manière d’habiter les mots et d’amener quelque chose de plus « terrien » dans la musique. Sur cet album c’était intéressant aussi de l’amener sur des territoires différents de ceux qu’elle explore habituellement.

j’essaye de ne pas jouer des choses que je n’entends pas vraiment


Et puis leurs voix collent parfaitement avec le jeu de Christophe Panzani qui, cette fois, joue aussi de la clarinette basse en plus des saxophones. J’aime l’idée de développer de la musique avec les mêmes musicien·ne·s sur plusieurs années. Je crois que Christophe saisit de mieux en mieux la direction que je prends et notre relation musicale devient de plus en plus télépathique. C’est un peu fou, ce truc-là, d’ailleurs. Et puis comme moi, il a l’amour des belles mélodies, et les exécute toujours avec beaucoup de classe, de goût et de finesse.

Anne Paceo © Gérard Boisnel

- Comment réussissez-vous à faire chanter votre instrument, d’abord rythmique, dans cette esthétique du chant et d’une forme de transe ?

Par le passé (avant Bright Shadows), ma manière de travailler l’écriture était très « artisanale ». Je n’avais pas le matériel pour faire de bonnes démos. Alors je ne réfléchissais jamais vraiment à mes parties de batterie avant d’arriver en répétition. Je dissociais vraiment le travail de l’instrument et l’écriture. J’écrivais la mélodie et les accords, et on modelait la musique ensemble avec le groupe, ce qui induisait d’essayer plein de choses différentes in situ. Depuis trois ans, j’ai la chance d’avoir un studio dans lequel j’ai ma batterie, un Fender Rhodes, des claviers et du matériel pour m’enregistrer. Ça a changé beaucoup de choses dans ma manière de concevoir ma musique, car maintenant j’ai de bons outils ! Avec S.H.A.M.A.N.E.S, j’ai construit les parties de batterie pendant l’écriture des morceaux. J’ai fait mon petit laboratoire, cherché des rythmes, des couleurs, des mélodies… et c’était génial de pouvoir construire la musique à ce point en amont. Aussi, j’ai toujours envisagé la batterie comme un instrument mélodique et j’essaye de ne pas jouer des choses que je n’entends pas vraiment.

- Et puis, il y a les percussions (et le métallophone) de Benjamin Flament, en plus de votre propre batterie. Pourquoi ce choix d’enrichir le dispositif percussif ?

C’est la rencontre avec Benjamin qui a créé cette envie. Je l’ai entendu jouer en concert et j’ai flashé sur son instrument incroyable constitué de lames en métal, de bols accordés, de gongs, tout ça repris dans des pédales d’effet et mélangé avec des éléments de batterie. Sur certains morceaux, il joue vraiment le rôle de percussionniste et de soliste avec ses métallophones et sur d’autres, il est batteur. C’est un sacré challenge que de jouer à deux batteries. Il faut s’accorder sur le groove, la danse, mais aussi sur les rythmiques, car cette musique demande de l’économie de notes, et on ne peut pas saturer l’espace sonore. Alors il a fallu repenser un peu certains grooves et se répartir les éléments sur certains patterns. Quand on se trouve, ça devient magique, et ça donne une puissance incroyable à la musique. Avec les deux batteries et percussions, les trois voix dont la mienne, le piano, le Rhodes, les clarinettes et le saxophone, il y a une multitude d’orchestrations possibles et ça rend la musique très colorée.

- Il n’y a pas de bassiste dans le groupe. En revanche, il y a tout le travail de Tony Paeleman qui, plus que jamais, joue le rôle de « designer sonore »…

Effectivement, il n’y a pas de contrebasse ni de basse électrique, mais c’est Tony qui joue le rôle de bassiste avec son synthétiseur. Et pour la première fois, je lui ai demandé de jouer du piano en plus du Fender Rhodes et de la bass station. J’avais envie d’amener une couleur plus acoustique à certains titres pour contrebalancer ceux où Isabel, Christophe, et même Tony au Rhodes jouent beaucoup d’effets, ce qui amène quelque chose de très « liquide » à la musique. Tony a également mixé l’album. On a dû faire plus de trois cents concerts ensemble depuis 2015, donc c’est intéressant de travailler avec quelqu’un qui connaît ma musique par cœur, qui connaît le son que j’aime et mon son de batterie, et qui sait où je cherche à aller. Et puis en mix, il est très à l’écoute, il n’y a pas d’ego qui rentre en jeu, il a vraiment essayé de coller au plus près de ce j’entendais et il a fait preuve de beaucoup de patience (je lui envoyais des romans de retours sur le mix !).

Quand je compose, je vois des images. Il y a tout un tas de petits mondes imaginaires qui se créent dans ma tête.

- Avez-vous, au fil des années, de disque en disque, le sentiment d’être de plus en plus vous-même ?

Oui, clairement. J’ai l’impression de savoir de plus en plus ce que je veux et de vraiment creuser mon sillon. Et puis, je cherche à être au plus près de ce que je ressens et à assumer mes goûts pour les mélodies qui restent en tête, les « tournes » avec quatre beaux accords en boucle, ou la musique modale par exemple. Je trouve que le mot juste, la note juste, c’est le plus difficile à trouver. « Less is more », comme dit l’adage. Sur mes précédents albums, j’amenais principalement la musique sur partitions, ce qui laissait un grand champ d’interprétation. Pour S.H.A.M.A.N.E.S, je suis arrivée avec des démos abouties et nous sommes parti·e·s de cette base de travail avec le groupe, ce qui, je pense, a donné une direction très claire. C’est drôle d’ailleurs de les réécouter maintenant que le disque est terminé, et de voir à quel point on est restés proches de mes démos initiales.

Anne Paceo © Jacky Joannès

- Un gros travail d’accompagnement est entrepris autour de votre nouvel album, je pense en particulier aux vidéos réalisées. La musique ne vous suffit plus ?

On vit dans un monde où la vision a pris beaucoup de place, bien plus que l’ouïe par exemple. Et « l’image » devient de plus en plus importante. Le problème, c’est qu’il est très compliqué d’aller à contre-courant aujourd’hui si on veut faire connaître notre musique. Les musiques comme la pop, et le rap par exemple, ont bien compris ça. Le jazz, à mon sens, est souvent à la traîne et de ce fait peut renvoyer une image « vieux jeu » alors que cette scène est ultra créative. J’ai l’impression qu’il faut savoir jouer avec ces outils, tout en restant soi-même. Alors j’ai essayé de réfléchir à des « contenus » un peu ludiques qui donnent envie d’aller ensuite découvrir plus ma musique. Mais il faut savoir que je me suis toujours intéressée aux arts graphiques, à la peinture, la photo, l’illustration, la BD, les dessins animés, et ça fait longtemps que j’ai envie de jeter des ponts entre les différents domaines artistiques.
Quand je compose, je vois des images. Il y a tout un tas de petits mondes imaginaires qui se créent dans ma tête. Alors, j’ai eu envie de leur donner une réalité et de faire des clips sur deux morceaux du disque. Pour « Reste un oiseau », j’ai travaillé avec Juliette Bonvallet dont la spécialité est l’illustration et l’animation. Voir ce clip naître, voir le personnage grandir et prendre corps dans ces paysages incroyables m’a donné beaucoup de joie. J’aimerais beaucoup développer la musique à l’image dans les années qui viennent, écrire de la musique pour des films et documentaires. On verra ce que la vie me réserve !

- S.H.A.M.A.N.E.S, avec des majuscules et des points. Quel en est le sens ?

Le mot « chamane » s’écrit très différemment en fonction de la langue et du pays et pourtant on le retrouve dans quasiment toutes les langues. Les points entre chaque lettre sont une manière de laisser la porte ouverte à toutes les interprétations d’orthographe, et c’est aussi un petit clin d’œil à l’écriture inclusive que je défends, car elle met les hommes et les femmes sur un pied d’égalité aussi du point de vue de l’orthographe. La femme n’est plus entre parenthèses ! Quant aux majuscules, ça s’est fait de manière un peu intuitive je crois. C’était le moment de poser quelque chose…

- 2020-2022 : deux années sous Covid et avec toutes les restrictions et interdictions liées au contexte sanitaire. Comment avez-vous traversé cette période et qu’a-t-elle changé dans votre perception du monde et dans l’évolution de votre musique ?

Je ne peux pas cacher le fait que la période a été difficile pour moi. L’arrêt des concerts et le fait de ne plus pouvoir jouer sur scène étaient littéralement mon pire cauchemar. Mais je pense que cette période nous a tou·te·s secoué·e·s profondément. J’ai écrit le titre « Mirages » pendant la période du premier confinement. Ce titre est à mon sens un des plus intenses et forts de l’album. Et puis les ami·e·s musicien·ne·s ont su parfaitement retrouver cette sensation de « nostalgie douloureuse », au point d’en devenir viscéral et déchirant. « Healing », je l’ai joué tous les jours sur mon piano pendant deux mois et demi. J’ai choisi de lui donner ce titre car il m’a littéralement soignée, et aidée à traverser tout ça. Ce qui est curieux, c’est que S.H.A.M.A.N.E.S est vraiment né au milieu de ce chaos pandémique.
On a fait notre première vidéo sur le titre « Wide Awake » en plein confinement, chacun chez soi, puis la première résidence au théâtre de Coutances peu de temps après le premier confinement. Et ensuite, on a enregistré l’album pendant le troisième confinement. Il y a avait quelque chose de fou à partir enregistrer un disque, prendre les routes au milieu d’une France déserte. On était tou·te·s dans un état particulier, entre l’abattement dû à l’arrêt complet de notre activité et la joie de jouer ensemble. Et je crois que c’est ce drôle d’état entre deux mondes qui fait que ce disque a une saveur un peu spéciale.

Je crois que ces deux ans m’ont aussi appris à faire des pauses, car depuis mes dix-huit ans je n’arrête pas de tourner, jouer, courir ! Maintenant, le vide me fait un peu moins peur. C’est beau d’appuyer sur pause de temps en temps, et de prendre un moment pour laisser fleurir de nouvelles idées, projets. Et puis ça a été un moment où j’ai pu prendre du recul sur tout ce que j’avais « accompli » ces dernières années, et je crois que c’était nécessaire pour me sentir plus sereine et ancrée.