Sur la platine

Les voyages d’Oliver

Deux albums célèbrent la musicalité d’Oliver Lake.


La réédition bienvenue d’un album parisien des années 70 et la sortie récente d’un disque suédois en public mettent en évidence le saxophoniste, flûtiste, peintre et poète qu’est Oliver Lake.
Le style de cet artiste majeur du jazz contemporain se bonifie avec le temps, sa capacité à absorber les mouvances musicales depuis plus de soixante ans font de lui un créateur captivant.

Grâces soient rendues à Jef Gilson qui, non content d’être un orchestrateur de talent, fonda le label Palm Records, abréviation de Productions Artistiques Littéraires et Musicales. Sans lui Baikida Carroll n’aurait pu enregistrer Orange Fish Tears en juin 1974. À cette époque, le jazz à Paris vivait au rythme de nombreux musiciens de la communauté noire, exilés des États-Unis où la ségrégation raciale ne faiblissait pas. Baikida Carroll et Oliver Lake étaient membres du collectif multidisciplinaire Black Artist Group avant de poser leurs valises dans la capitale française. Le free jazz connaissait une période de renouveau, certains comme Steve Lacy n’allaient pas tarder à s’orienter vers le post-free et d’autres musicien·ne·s s’intéressaient vivement aux musiques du monde qui, elles aussi, s’établissaient à Paris.

Ce n’est pas un hasard si le Brésilien Naná Vasconcelos et le Chilien Manuel Villarroel se retrouvent partenaires des deux souffleurs sur ce disque : la spirale de la création collective est familière à ces quatre Parisiens d’adoption. Réédité par Souffle Continu Records, cet album bénéficie d’une excellente restauration sonore réalisée par Gilles Laujol, ce qui permet de savourer quatre compositions hétérogènes.

« Orange Fish Tears », qui donne son titre à l’album, ouvre un festival de percussions délicates. Les quatre artistes entrent dans une danse emmenée par Naná Vasconcelos qui est l’ambassadeur polyrythmique de cette composition ; son intelligence musicale est saisissante. Après six minutes chatoyantes où la flûte d’Oliver Lake et le piano de Manuel Villarroel le rejoignent, la musique s’engage dans un climat évasif développé quelques années auparavant par Joe Zawinul avec sa composition « His Last Journey ». Les rythmes africains embrasent « Forest Scorpion » ; Baikida Carroll s’y fait l’écho de Lester Bowie avec sa trompette festive, secondée par le pianiste absorbé par cette atmosphère. Tout l’art de l’édification lyrique d’Oliver Lake transparaît dans cette pièce : son solo interroge par une densité sonore maîtrisée, sans jamais dissimuler un cheminement évoluant vers le registre aigu, il peaufine sa performance avec un chant céleste.

« Rue Roger », pièce d’Oliver Lake, expose une complémentarité espiègle entre le saxophone et la trompette. Le duo apporte une réflexion temporelle où l’apesanteur est sublimée. « Porte d’Orléans » donne l’occasion à Naná Vasconcelos d’afficher sa poétique, baignée par sa voix qui deviendra sa marque de fabrique durant les décennies successives. Manuel Villarroel qui, lui, restera à Paris avec son frère pianiste et batteur Patricio, fait preuve d’un sens de l’orchestration qu’il mettra à profit avec le disque Quetzalcoatl de son Machi Oul Big Band en 1976. Impérial, le phrasé d’Oliver Lake atteint une profondeur spirituelle qui évoque les élégies de Pharoah Sanders.

Cette réédition, agrémentée par les portraits des musiciens réalisés par Thierry Trombert, apporte un regard neuf sur une époque caractérisée par bon nombre d’enregistrements qui ont subi les affres du temps. La fraîcheur de ce quartet donne l’impression d’écouter un album récent ; la science musicale d’Oliver Lake y est pour beaucoup.


Quarante-trois années ont passé ; Oliver Lake se produit en trio avec Mathias Landæus et Kresten Osgood à Lund en octobre 2017. Ce concert suédois donne naissance à Spirit, paru sur l’étiquette Sfär, et le moins qu’on puisse dire, c’est que le saxophoniste n’a rien perdu de sa verve prolifique : une énergie vitale irrigue toute sa prestation.

Mathias Landæus est un habitué du Centre Culturel Mejeriet de Lund, où ce concert est donné : ce pianiste au parcours jalonné de rencontres décisives a enregistré avec la crème des musiciens suédois : Palle Danielsson, Martin Küchen. Capable de passer par une intense palette de couleurs harmoniques, son apport musical est une aubaine pour Oliver Lake. Complice du pianiste, le batteur danois Kresten Osgood est un amoureux des musiques afro-américaines ; ses collaborations avec Roscoe Mitchell, John Tchicai, Wadada Leo Smith ou William Parker en font le partenaire rythmique idéal pour cette session. D’emblée, une complicité se concrétise entre ces trois voix qui forment une unité structurelle dans les quatre morceaux écrits par Oliver Lake, également auteur de l’œuvre picturale qui orne la pochette du disque.

« Spirit », qui donne son nom à l’album, se dévoile par une incantation vocale d’Oliver Lake, imprégnée d’aspects mémoriels et avec une montée en puissance du saxophone alto. La technicité de l’altiste n’est jamais maniérée ; elle évite les redites et laisse parler son langage émotionnel avant tout. Une rugosité sonore se déploie dans les phrasés exécutés avec rapidité. Cette formation présente des points communs avec le trio européen d’Alex Von Schlippenbach, Evan Parker et Paul Lovens. Mais cette assimilation au jazz le plus radical est ici traversée par des accalmies qui accueillent un blues souverain. L’esprit d’Albert Ayler plane.

Des fragments de hard-bop survitaminé s’épanchent dans « Is It Alright » alors que les racines du jazz peuplent les phrasés dynamiques de l’altiste dans « Aztec ». Avec « Bonu », le trio invite à une pérégrination spirituelle ; des connections s’établissent avec la foi de John Coltrane sans que la tension musicale ne retombe.

Oliver Lake a été l’un des membres fondateurs du World Saxophone Quartet qui eut un succès considérable ; cependant il n’a cessé de se diriger vers l’inconnu tout en continuant de magnifier les racines des musiques afro-américaines. Ces deux albums témoignent de son inventivité constante.