Sur la platine

Les Bagatelles de John Zorn

Tour d’horizon des seize premiers volumes du nouveau monument zornien en chantier.


John Zorn est un serial-compositeur. Tant au regard de l’abondance de sa production que dans son habitude de ranger, classifier et thématiser sa musique (les game-pieces, les filmworks, les trois livres de Masada…).
En 2015, en l’espace de trois mois, il compose 300 « Bagatelles ». Une Bagatelle est une forme musicale apparue au XVIIème siècle et qui peut se définir comme une courte composition sans prétention. Zorn les veut atonales et, dans un premier temps, uniquement destinées à la scène (deux vœux pieux, on le verra plus loin). Il commence dès lors à organiser des concerts au cours desquels une dizaine de formations se succèdent sur scène pour 15 à 20 minutes chacune. Ces « marathons » (comme celui que Jazz à Vienne accueillit en 2019) constituent pour ses spectateurs une expérience musicale forte et inédite digne d’un grand huit émotionnel où l’efficacité impressionne (notamment celle des changements de plateaux !). Zorn est un adepte des concerts courts, il préfère fruster plutôt qu’ennuyer. Les marathons Bagatelles réalisent la prouesse de laisser l’auditeur en état de manque après plus de deux heures et demi de claques musicales.

Le marathon Bagatelles de John Zorn

En 2021 (doit-on remercier le COVID ?), Zorn change d’avis et décide d’enregistrer l’intégralité de ses Bagatelles. Il ne renonce cependant pas totalement au caractère confidentiel et exceptionnel de l’aventure, et choisit de restreindre la diffusion des albums. Ils paraissent en coffrets de quatre CDs en édition limitée, commercialisés principalement via son label et DMG (les deux premiers coffrets semblent d’ores et déjà épuisés). La récente apparition du catalogue de Tzadik sur les plateformes ne les inclut d’ailleurs pas.

À ce jour, quatre coffrets de quatre volumes sont parus. Chaque album est pris en charge par une formation différente (toutes sans le saxophoniste, sauf un titre sur le volume 13) à laquelle il a confié une partie de ses Bagatelles. Il reste 124 pièces à enregistrer, donc a priori trois coffrets à venir.
Pour avoir une vision dézoomée de ces 16 disques parus, faisons comme Zorn. Rangeons, classifions et thématisons.

Les quartets : le cœur du réacteur
(volumes 1, 5, 11, 12, 13, 15)

Zorn a un rapport privilégié à cet effectif, on le sait depuis son quartet Masada avec Dave Douglas, Greg Cohen, Joey Baron et plus récemment avec Julian Lage, Jorge Roeder et Kenny Wollesen. Plus d’un tiers des albums Bagatelles sont enregistrés par des quartets : voilà qui confirme cette appétence. Parmi ceux-ci, une autre tendance zornienne de ces dernières années se dessine : la prédominance de la guitare. Et les guitaristes s’illustrent particulièrement dans Cleric et les formations de Jim Black et de Mary Halvorson (qui, en plus de son propre groupe, est présente dans celui de Kris Davis).

Les trios : les tueurs
(volumes 3, 6, 8, 9)

Second effectif le plus représenté : le trio. Plus spécifiquement les power-trios, chacun dans leur esthétique. Au premier rang de ceux-ci, Trigger et son rock-math-punk très énervé qui, par son énergie, en décoiffe plus d’un dans les marathons (c’est le moment où l’on a perdu les dentistes et les notaires à Jazz à Vienne en 2019). L’album de John Medeski et celui de l’Asmodeus de Marc Ribot ne sont pas en reste de groove. Celui de Brian Marsella excelle dans son esthétique, plus ancrée dans la tradition du trio jazz.

Les soli : les virtuoses
(volumes 4, 7, 14)

Parmi les volumes les plus surprenants et indispensables du corpus Bagatelles, figurent les albums solos d’Ikue Mori et de Peter Evans.
La première nous propose un voyage sonore hallucinant en terres numériques. La musique de Zorn entre les mains d’Ikue Mori atteint une dimension supplémentaire d’étrangeté et d’originalité.
Peter Evans, quant à lui, détruit tout ce qu’on pensait savoir sur la trompette, en repousse toutes les limites et rebâtit un nouveau monde de possibles pour l’instrument.

Les duos : les intimistes
(volumes 2, 10)

Deux duos se font une petite place dans ces quatre premiers coffrets. Deux tête-à-tête de cordes intimistes, télépathiques, quasi amoureux, qui élèvent la danse de couple à un niveau olympique (après une brève vérification sur google, ça ne semble pas encore exister) : les deux guitares de Julian Lage et Gyan Riley et les deux violoncelles d’Erik Friedlander et Michael Nicolas.

Le big-band, l’exception
(volume 16)

L’album de la grande formation de Sam Eastmond est la perle rare parmi ces seize disques. Hors musique improvisée, John Zorn ne s’est jusqu’à maintenant jamais intéressé lui-même aux grands ensembles. Dans son immense discographie, seuls quelques albums existent, mais comme pour celui de Sam Eastmond, il confie les arrangements de ses compositions à d’autres (Spike Orchestra, Zion 80, Klezmerson, Eyvind Kang).

Ce dernier disque confirme d’ailleurs que le présupposé d’atonalité des Bagatelles n’est souvent que très théorique. L’harmonie tonale est bien là ! Est-ce du fait des arrangeurs des seize groupes concernés ? Peut-être. Il n’en reste pas moins qu’à l’écoute de ces 176 Bagatelles, en 2015, Zorn semble parvenu à une période de sa vie de compositeur où toutes ses facettes, qui jusqu’alors étaient bien séparées et dont la coexistence en déroutait certains (game pieces, mickey-mousing, improvisation libre, easy-listening, musique contemporaine, Masada), s’entremêlent dans un syncrétisme décomplexé.

Coffret 1
Volume 01 : Mary Halvorson Quartet
Volume 02 : Erik Friedlander / Michael Nicolas
Volume 03 : Trigger
Volume 04 : Ikue Mori

Coffret 2
Volume 05 : Kris Davis Quartet
Volume 06 : Brian Marsella Trio
Volume 07 : Brian Marsella
Volume 08 : John Medeski Trio

Coffret 3
Volume 09 : Asmodeus
Volume 10 : Julian Lage / Gyan Riley
Volume 11 : Jim Black Quartet
Volume 12 : Cleric

Coffret 4
Volume 13 : Speed / Irabagon Quartet
Volume 14 : Peter Evans
Volume 15 : Ben Goldberg Quartet
Volume 16 : Sam Eastmond