Chronique

Maria Laura Baccarini - Régis Huby

Gaber, io e le cose

Maria Laura Baccarini (voc), Régis Huby (vln, effets, arr).

Label / Distribution : Abalone / L’Autre Distribution

Mais qui donc était ce Giorgio Gaberscik, alias Giorgio Gaber (1939 – 2003), présenté à la fois comme chanteur, guitariste, compositeur, acteur et dramaturge italien ? Un amoureux du jazz, du rock et surtout de la chanson française, dont les maîtres avaient pour nom Jacques Brel ou Léo Ferré. Mais aussi et peut-être avant tout un observateur attentif de la société et des humains qui la composent. Hommes et femmes, leurs histoires d’amour, leurs travers, leurs forces et leurs faiblesses. Une sorte d’entomologiste poétique et utopique, engagé à gauche, dont les mots ont été posés, pour ne pas dire frappés, par son parolier Sandro Luporini. Des mots exprimant la vie au plus proche du réel.

Si Gaber n’a pas joui de son vivant d’une grande renommée en France, il est en revanche une de ses compatriotes qui le connaît bien, lui qui sur la fin de sa vie disait et chantait : « Notre génération a perdu » ou bien encore « Je ne me sens pas italien », pointant probablement les dérives mafieuses d’un pays tombé dans les affres du cynisme berlusconien. Passionnée par le parcours de cet artiste pas comme les autres, Maria Laura Baccarini n’a pas eu trop de mal à convaincre son musicien de mari de lui rendre hommage avec elle. Régis Huby, homme de défis, s’est lancé avec elle dans un corps-à-corps vocal et instrumental intitulé Gaber, io et le cose, publié sur son label Abalone. [1] Il faut dire que tous deux n’en sont pas à leur coup d’essai : souvenons-nous par exemple de Furrow et son hommage décomplexé à Cole Porter ou bien encore de l’inclassable All Around autour d’une fable naturaliste écrite par Yann Apperry.

Certes, comprendre l’italien peut constituer un atout précieux pour qui souhaite s’immerger plus profondément dans l’univers de Giorgio Gaber ; mais est-il si difficile de savoir de quoi il retourne (sachant que tous les textes sont reproduits dans le livret) en 2016, à l’ère des traductions presque instantanées ? Moyennant quelques clics et un ou deux outils appropriés, on perçoit sans peine la force et la rage de cette radiographie des humains dont Maria Laura Baccarini s’empare avec une intensité saisissante. C’est peu dire qu’elle habite les textes : elle les chante, les déclame, les crie, elle ne fait plus qu’un avec ces hommes et ces femmes qui souffrent et qui aiment, au point parfois de se confondre avec eux ; telle cette Maria qui réalise que la vie est faite de règles avec lesquelles il lui faut prendre ses distances pour exister vraiment, encourant le risque de passer à côté de la vie elle-même. Ou cet homme qui hurle sa colère dans « Guardatemi bene ». Ou bien encore l’exposé d’un moment de contemplation, comme un bonheur fugace mais presque anormal, un matin sur l’autoroute, surgi d’un rêve où il s’agirait de savourer l’instant présent (« L’illogica allegria »). Toutes les facettes de l’Italienne sont en action, au service d’une célébration enflammée. Sont en effet au rendez-vous de Gaber, io et le cose la chanteuse, l’actrice et même la danseuse dont on devine l’expression corporelle. Elles sont unies dans un flot de paroles dont les effets instantanés sont ceux d’un tourbillon.

Régis Huby est venu quant à lui apporter au projet sa science du design sonore, au service duquel il met ses violons, bien sûr, ainsi que différentes sonorités électroniques. Qu’il crée la tension, voire l’inquiétude, ou souligne les instants plus apaisés d’un phrasé aux accents mélancoliques, tout chez lui traduit la volonté d’exprimer avec pudeur sa proximité avec la chanteuse. Ses notes viennent se lover autour de la voix de Maria Laura Baccarini, lui insufflent tour à tour force et tendresse pour composer un paysage aux reliefs envoûtants.

On l’a compris : Gaber, io e le cose, auquel il faut accorder un peu de temps pour mieux s’en emparer, est un disque de passions. De passions conjuguées : celle de Maria Laura Baccarini pour un artiste engagé et obstiné ; celle de Régis Huby, qui n’aime rien tant qu’œuvrer au brassage des styles et à l’élaboration de nouveaux langages musicaux ; celle de deux artistes pour un art qu’ils ne peuvent concevoir autrement que brûlant ; enfin, celle de l’un envers l’autre, tant il est flagrant qu’en filigrane se dessine leur déclaration d’amour réciproque. Elles sont ici transmises en ligne directe vers nos propres émois, au point qu’on se surprend à retenir son souffle en écoutant un disque aux accents vibratoires.

par Denis Desassis // Publié le 7 février 2016

[1Io e le cose est le titre d’une chanson de Giorgio Gaber et Sandro Luporini.