Chronique

The Man They Call Ass

Sings Until Everything Is Sold

Hasse Poulsen (voc, g), Henrik S. Simonsen (b), Edward Perraud (dms), Gilles Olivesi (soundscapes, mix) + Quatuor IXI, Claudia Poulsen (voc).,

Label / Distribution : Das Kapital Records

Pour un disque sorti à la fin du printemps, on peut dire que c’est un des plus détonants de la rentrée !

Mais qu’on ne s’y trompe pas : Hasse Poulsen, bien connu de la jazzosphère pour ses incartades créatives aux côtés de Vincent Courtois, Louis Sclavis (« Napoli’s Walls »), Hélène Labarrière, Christophe Marguet et François Corneloup, ou au sein des explosifs Progressive Patriots, du trio Das Kapital ou de We Are All Americans, se présente cette fois comme un chanteur guitariste songwriter dont les multiples influences brassées avec un naturel confondant sont bien éloignées du jazz !

The Man They Call Ass… drôle de nom ? En fait, un clin d’œil taquin à tous ceux qui, maîtrisant mal les langues étrangères, se sont entêtés à faire sonner son prénom comme la partie postérieure du corps humain (en anglais). Cet « homme qu’on appelle Ass », donc, voue une admiration sans bornes à ces maîtres à chanter que sont Bob Dylan, Leonard Cohen, Tom Waits, Peter Blegvad, Paul Simon et quelques autres - autant d’influences qu’il a bien voulu expliquer à Citizen Jazz dans un passionnant entretien. Il y revient non seulement sur ses idoles, mais aussi sur la genèse d’un disque de rock aux accents multiples – de la ballade folk au brûlot punkoïde en passant par le rockabilly ou la country, Poulsen fait feu de tout bois, et varie les climats avec bonheur. Cet album-vérité frise la perfection, et il reconnaît d’ailleurs que c’est probablement le meilleur qu’il ait jamais enregistré. Celui qu’on connaissait comme guitariste flibustier s’y révèle auteur, compositeur et chanteur. Et pas n’importe lequel !

Hasse Poulsen n’écrit pas des chansons pour le simple plaisir de paraître avec sa guitare devant un public, même s’il s’agit pour lui de « la forme la plus pure de la musique ». Car au-delà du musicien éclatant qu’on ne présente plus, l’homme est un observateur lucide des absurdités de notre monde, un chroniqueur de nos travers et de nos angoisses qui, à la fois engagé et désenchanté, appuie là où ça fait mal. Qu’il s’agisse de dénoncer l’irresponsabilité des politiques (« The President Of France Is A Criminal ») ou notre culte de la consommation (« Until Everything Is Sold »), de pointer du doigt le rôle pervers des grands médias (« Michael Moore ») ou l’illusion malfaisante des religions (« There’s Nothing In Heaven »), Poulsen trouve les mots qui frappent juste et fort. Tout aussi convaincantes sont ses visions parfois désabusées de l’amour (« I Told You »), ses chroniques de voyage d’un musicien qui ne fait que passer (« Ballad In Plain A ») ou ses élans poétiques (« I Told You »), parfois très planants (« I’d Like To Fly »).

Sings Until Everything Is Sold, publié chez Das Kapital Records, consiste en quatorze chansons, toutes signées Hasse Poulsen (à l’exception de « New Year » dont le texte est un poème du Danois Simon Grotrian), qui bénéficient de ces précieux concours qui font un album majeur. En effet, Poulsen a pu compter sur ses amis : à la batterie, Edward Perraud, l’imprévisible compagnon de route de Das Kapital, qui est pour lui « une sorte de manifestation physique de la fantaisie » ; et Henrik S. Simonsen, membre des Progressive Patriots, apporte à la contrebasse un concours essentiel par la sûreté de son groove et sa capacité à « mettre les choses en relief ». Un trio de choc dont le quatrième membre est, de fait, Gilles Olivesi qui fournit un travail majeur d’élaboration du son. Hasse Poulsen reconnaît lui-même que ce dernier a eu « une grande influence sur la musique ». Signalons également la présence sur un titre du Quatuor IXI emmené par Régis Huby, ainsi que de Claudia Poulsen au chant sur deux autres.

Hasse Poulsen, cet homme qu’on appelle Ass, chante le désenchantement, celui d’un monde menacé par l’épuisement de ses ressources vitales, elles-mêmes objets de commerce. Souhaitons que son inspiration, en tout cas, ne se tarisse jamais, car un songwriter de premier plan doublé d’un magnifique chanteur vient de voir le jour, et s’expose enfin après de longues années de maturation. On peut déplorer avec lui que l’air du temps soit à la vente forcenée, la vente à tout prix, mais espérer qu’il soit longtemps là pour dénoncer cette dérive. En musique.