Chronique

Alexandre Pierrepont

La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale

Label / Distribution : Editions Parenthèses

444 pages, impression en caractères très petits, les notes et autres formes d’ajouts au texte principal sont encore plus minuscules. Voilà de quoi décourager bien des lecteurs. Et c’est bien dommage, parce que quand on parvient à s’y tenir, l’ouvrage d’Alexandre Pierrepont sur l’Association pour l’Avancement des Musiciens Créatifs est passionnant. Parce qu’il vient d’un passionné, doublé d’un infatigable chercheur, voyageur, acteur de terrain, producteur de concerts, de ponts de pierre et de passerelles idéales, mais avant tout ici ethnologue et historien.

Un liminaire conséquent et seulement quatre chapitres. Mais quels chapitres ! Un livre en forme de spirale, qui part d’un centre manifeste : l’auteur lui-même, son histoire, sa position dans le « champ jazzistique » (une expression qu’il a inventée et, d’une certaine façon, imposée), et la façon dont il s’est approché/accroché à l’histoire de l’AACM. Mais pour y parvenir - chapitres 2, 3 et 4 - d’abord reprendre tout le défilé de ce « champ » comme déploiement d’une « Great Black Music », et surtout rappeler la façon dont les esclaves, devenus « noirs » dans l’appellation courante, continuent d’être l’objet d’un racisme galopant, dont les conséquences économiques, culturelles et humaines sont tout aussi criantes aujourd’hui qu’hier, si ce n’est pire.

Voilà qui, d’une certaine façon, et même d’une façon certaine, « justifie » la position intransigeante des musiciens afro-américains relativement à ces questions. Les faits, aujourd’hui, vont parfois contre cette manière de ne pas céder, surtout quand on s’en tient aux productions musicales ou artistiques, mais il est légitime de s’y tenir. Comme lorsque l’AACM s’est constituée. Il m’arrive de penser à la façon dont les habitants des territoires envahis par la colonisation européenne (les « Indiens ») ont parfois, eux aussi, décidé de ne plus céder aux sirènes de l’envahisseur, et de se tenir sur des positions de défense. Pas toujours avec succès, il est vrai. Alexandre Pierrepont nous fait donc traverser et revivre cette fondation humaine, politique, musicale, et les années qui ont suivi, la venue en Europe, et tout ce qui nous amène à aujourd’hui.

L’AACM ne s’est pas voulu d’abord geste esthétique, même si l’expression de « musiciens créatifs » pourrait laisser croire à quelque chose de ce genre. Et depuis longtemps si ce n’est toujours, les musiciens embarqués dans cette association ont développé leurs gestes musicaux dans des directions diverses, selon le contexte et la demande. L’Art Ensemble sait faire, en 1969, une musique de film adaptée pour « Les Stances à Sophie ». En même temps, ils enregistrent le plus beau disque de « free » absolu, sous le titre « People In Sorrow ». Aujourd’hui, Ernest Dawkins écrit pour un big band une musique en hommage à Malcolm X, le soir il peut jouer le blues le plus « lowdown » qui soit, et le lendemain à midi il s’exprime dans un contexte beaucoup plus proche des musiques improvisées.

Lire ce livre, c’est pénétrer au cœur de cette histoire, ce qu’Alexandre Pierrepont a fait et nous restitue aujourd’hui. Cela se prend et s’assimile lentement, mais avec profit.