Tribune

Au revoir Monsieur Jean-Pierre Leloir…


Un choc ! L’information est tombée, brutale, comme toutes les très mauvaises nouvelles : « Le photographe Jean-Pierre Leloir est mort le lundi 20 décembre [2010] au soir, d’un cancer de la plèvre qui s’était déclaré l’an passé. »

Jean-Pierre était né en 1931. Je le connaissais depuis la fin des années cinquante. Il était de tous les concerts. Je n’étais pas encore photographe. Je me demandais pourquoi il travaillait toujours avec un petit appareil sur lequel il y avait un si gros et long objectif, le tout fixé sur un pied. Il avait toujours un gros sac qui, pour moi, était très mystérieux. Et sa moustache ! A l’époque, seuls les vieux, les voyous et les artistes portaient une moustache. Elle était si parfaitement taillée, lissée, peut-être gominée. Cette moustache lui donnait un faux air anglais qui allait très bien avec sa classe et sa manière de s’exprimer. Je ne me rappelle pas l’avoir entendu parler argot ou jurer. Un côté vieille France.

A force de nous voir, nous avons commencé par nous saluer, puis un dialogue s’est instauré, surtout sur la musique, peu sur la photo.
Il connaissait tout le monde : public et musiciens. Un privilège à mes yeux de jeune amateur de jazz. Je retrouvais ses photos dans Jazz Hot et Jazz Magazine, et, aussi sur les pochettes de disques.

Pour moi, Jean-Pierre était LE photographe de jazz. Je ne savais pas encore qu’il avait été le photographe du Théâtre National populaire de Jean Vilar (avant Agnès Varda), et qu’il travaillait aussi dans la variété, la musique classique ou le rock. Je connaissais encore très mal les trois grands américains : William Gottlieb, Herman Leonard et William Claxton.
A l’époque, il y avait pas ou peu de photographes aux concerts ou dans les clubs. Je voyais parfois Chenz qui, peu de temps après les concerts d’Art Blakey & the Jazz Messengers en 1958, m’avait donné une photo, que j’ai toujours, d’Art Blakey avec Kenny Clarke.
Puis ce fut l’intermède service militaire. En Algérie, j’ai passé plus d’un an dans le bled avec le photographe Marc Garanger. Il m’a initié et m’a refilé le virus de la photo.

Retour à Paris, début 1963. J’assiste de plus en plus aux concerts, muni de mon premier Leica, un M2. Je demande des conseils à Jean-Pierre qui me répond toujours et me tolère à ses côtés, lui qui avait alors la réputation de faire éjecter tous les photographes…
C’est à cette époque qu’arriva la première vague de photographes post-Leloir : Phillippe Gras, Horace, Guy Le Querrec, Christian Rose et Thierry Trombert. Il fut contrarié par cette invasion et encore plus quand il comprit que nous commencions à grignoter ses marchés. Il m’en parlait parfois mais notre passion commune pour cette musique et ses musiciens créait des liens. Ainsi vers 1964, sachant que Don Cherry vivait chez ma mère, il nous demanda de passer chez lui pour une séance photo. Don et moi étions toujours en Solex pour nous déplacer dans Paris. Jean-Pierre a fait une série de photo où nous tournons autour de la place des Victoires. Il m’a donné deux photos qui ont une place privilégiée parmi mes souvenirs.
Notre “amitié” a évolué. Nous avions parfois de longues discussions toujours intéressantes. J’aimais son côté pince-sans-rire. Il avait peu de jugements négatifs, ou bien il les gardait pour lui.

Il y a une quinzaine d’années, suite à de nombreuses opérations, il a perdu son œil droit. Fini les prises de vues… Heureusement, il avait ses archives, qu’il envisagea même de vendre - sans succès. Puis ce fut le passage au numérique.

Jean-Pierre Leloir a écrit un texte qui figure dans mon premier livre de photos, Black & White Fantasy [1]. Bien que ce texte me soit destiné, en voici un extrait très explicite concernant notre rapport avec le jazz et les jazzmen : « Notre petit monde d’amateurs de jazz, constamment renouvelé, certes, compte des fidèles, des fous de musique, l’oreille perdue dans le bonheur d’entendre leurs musiciens favoris… Depuis bon nombre d’années, je suis de ces fous qui, au pied des scènes, non contents d’écouter, regardent et prolongent ces regards sur la pellicule…
Jamais blasés, comment pourrions-nous l’être ? Chaque prestation est une découverte. Rares sont les musiciens qui n’apportent pas quelque chose de nouveau…
Et puis pourquoi analyser ? Bisceglia et moi, vivons cette musique avec notre coeur, nos tripes. Pas avec la tête, puisque nous sommes simplement fous de jazz, de musique, bien loin des styles et des écoles.
Fous de jazz et contents de le rester. »

Dans mon dernier livre, Reaching into the Unknown, avec le poète Steve Dalachinsky [2], je remercie Jean-Pierre pour tout ce qu’il m’a apporté et pour son amitié. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le 12 janvier 2010, au Ministère de la Culture, où il avait été nommé Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, alors que Ron Carter étaitprmu Commandeur. Il répondit au discours de Frédéric Mitterrand par un propos militant en faveur de la photo et des droits des photographes. Je l’ai retrouvé, le soir même, au Grand Foyer du Théâtre du Châtelet à l’occasion de la proclamation des Prix de l’Académie du Jazz dont il faisait partie.

S’il est surtout connu pour sa photo de “Jacques Brel-Georges Brassens-Léo Ferré”, pour moi, il est l’auteur de nombreuses belles images qui sont les seuls souvenirs de concerts auxquels j’ai assisté.
Même si son style est classique, il y a une touche “Leloir”.
Pour en savoir plus, je recommande son dernier ouvrage, Portraits Jazz, [3].

Au revoir Monsieur Jean-Pierre Leloir.

(22 décembre 2010)

par Jacques Bisceglia // Publié le 25 décembre 2010

[1Editions Corps 9, Troènes, 1985.

[2Editions RogueArt, Paris, 2009.

[3Editions Fetjaine, 2010.