Zorn I, II et III : Amalric voit triple
Retour sur la trilogie cinématographique autour de John Zorn, sortie le 1er novembre 2023.
Ce dimanche 5 novembre, le ciné 104 de Pantin programmait les trois films de Mathieu Amalric consacrés au saxophoniste et compositeur new-yorkais, suivis d’une discussion avec le réalisateur.
Depuis leur rencontre en 2008 [1], le réalisateur Mathieu Amalric filme régulièrement Zorn et sa bande lors de leurs concerts et tournées à travers le monde, accumulant un très grand nombre de rushes sans intention préconçue. En 2016, John Zorn demande à Amalric d’en faire un film qu’il pourra montrer lors de ses marathons musicaux. Avec la monteuse Caroline Detournay, il s’attelle à la tâche. Le premier volume, Zorn I, sera montré pour la première fois lors du week-end Zorn by Zorn que la Philharmonie avait consacré au compositeur au printemps 2017.
Zorn I
Zorn I dure 52 minutes et couvre la période 2010/2016 [2]. On y voit un John Zorn omnipotent au milieu de ses innombrables projets musicaux. Sur scène, en coulisses, en répétition, au mixage ou pendant des enregistrements, tout est musique. Effervescence créative, franche camaraderie, partage, énergie. Amalric filme tout, caméra à l’épaule, ça bouge, ça vit, ça respire. Les images se succèdent. Fourre-tout. Le montage est haché, tendu, à l’image de la musique même de Zorn ; on zappe, on passe du coq à l’âne, de Masada à Mike Patton, du couple Courvoisier/Feldman à Ben Goldberg. Du Banquet of the Spirits de Cyro Baptista au violoncelliste Erik Friedlander. Toute la galaxie Zorn y passe. Un moment du film retient plus particulièrement notre attention. Au début du film, on assiste à un extrait d’un set d’un quartet comprenant Nate Smith, Kenny Wollesen, John Medeski et Scott Colley, capté sur la scène du Stone, le club de Zorn. On y voit d’abord le maître des lieux en coulisse, yeux grands ouverts, admiratif devant la musicalité du groupe, émerveillé comme un gosse devant cette musique charnelle et pulsionnelle, soufflé notamment par le jeu du batteur Nate Smith. On voit ensuite Zorn ranger le piano, les chaises, faire un brin de ménage puis fermer le club jusqu’à sa réouverture le lendemain soir. Sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier, lui l’artisan de son propre destin qu’il sculpte à grands renforts de partitions.
Zorn II
Pour Zorn II, Amalric pose davantage sa caméra, s’attarde ici sur une répétition, là sur un musicien, là encore sur des échanges captés à la volée. On y reconnaît d’autres musiciens familiers : le trio Trevor Dunn/Marc Ribot/Tyshawn Sorey, Julian Lage et Gyan Riley ou le trio Simulacrum. On y voit également des images du fameux week end parisien Zorn by Zorn de 2017, notamment les concerts filmés au Louvre : le duo John Zorn et Dave Lombardo dans la nef du Louvre, le groupe de chanteuses a cappella Madrigals chantant devant La Joconde ou Zorn lui même, en chaussettes, triturant l’orgue de la Philarmonie de Paris pour son récital de minuit. Amalric s’attarde également sur la répétition du JACK Quartet autour d’une pièce contemporaine particulièrement ardue. On y voit un Zorn à la fois exigeant et bienveillant qui conseille, explique, élucide ses intentions quant à l’écriture de sa partition. Il ne semble jamais rien laissé au hasard. Et quand on le voit dans l’ombre écouter le récital du quartet dans un appartement new-yorkais, c’est d’un regard gourmand et plein de fierté qu’il couve ses protégés, un peu comme un père avec sa progéniture. Tout au long du film, Amalric accompagne ses images de citations de John Zorn, d’aphorismes résumant sa pensée musicale et sa philosophie de vie. Elles donnent des clés pour mieux comprendre l’œuvre de ce compositeur iconoclaste et génial qui n’en finit pas de creuser le sillon d’une œuvre unique et éclectique. Le film couvre la période 2016-2018 et dure une petite heure.
Zorn III
Zorn III, enfin, s’arrête sur les répétitions de Jumalattaret, une pièce écrite par Zorn pour la chanteuse lyrique Barbara Hannigan, accompagnée par le pianiste Stephen Gosling. Il couvre la période 2018-2022. La caméra se pose à grands renfort de plans fixes, le temps s’étire (le film dure 1h20), la musique advient alors au fil des chausse-trapes de la partition. Hannigan est aux prises avec elle-même autant qu’avec les difficultés techniques de la pièce. Elle doute. C’est ce qu’elle signifie dans l’échange de mails qu’elle a avec Zorn au début du film. Celui-ci l’encourage à persévérer, essayant de la convaincre qu’elle va y arriver. Au fil des répétitions, Hannigan et Gosling apprivoisent la pièce autant qu’ils s’apprivoisent l’un l’autre. Une belle complicité transpire de leurs échanges. Zorn n’apparaît qu’après 40 minutes de film pour les ultimes répétitions à Lisbonne, durant le festival Jazz em Agosto.
La trilogie est marquée du sceau de l’amitié (qui voisine souvent avec l’amour) : celle d’Amalric et de Zorn bien sûr, qui transpire dans le regard du cinéaste ; celle entre tous ces musiciens venus d’horizons différents qui se retrouvent dans la musique de leur chef de meute lors de gigantesques marathons musicaux où tout le monde écoute tout le monde ; celle enfin entre Zorn et ses musiciens, faite d’admiration réciproque, de respect et de partage. Restera également le rire de Zorn, franc et droit, qui claque comme une coda. Et ses yeux immenses, un brin globuleux, cachés derrière ses lunettes à grosse monture ; des yeux qu’il ouvre sans cesse très grands, dévorant le monde avec malice et appétit.
To be continued [3].