Bruce Milpied - La photographie n’envahit pas l’image
C’est dit, et c’est ce que j’aime chez Bruce Milpied, que la photographie n’envahit pas l’image. On y reviendra.
Une photo d’ouverture doit évidemment comporter de l’ouverture, et c’est le cas avec ce pavillon du tuba de François Thuillier, mais aussi avec les regards des uns et des autres, et cet index de Thomas de Pourquery qui semble taquiner le menton d’Andy Emler. Et puis cela se passe aux « Rendez-vous de l’Erdre », ce festival que nous aimons précisément à cause de l’ouverture dont il fait preuve, et ce n’est pas un vain mot puisque tous les concerts y sont gratuits, et qu’on y entend tous les jazz(s). Belle ouverture donc, plaisante et ronde.
J’ai toujours aimé, chez Bruce Milpied et avant même d’avoir pu juger du résultat de son travail, cette sorte de discrétion dont il fait preuve dans son abord des choses, des êtres, des situations. Une attention prêtée au monde, qu’on lui rend du coup bien volontiers. Une rare vertu qui lui ouvre des espaces et aide à ce qu’il puisse s’insérer dans l’espace à photographier. J’ai constaté ensuite, en regardant les premiers tirages qu’il soumettait à mon regard, l’extrême plasticité des images, dans leur contenu autant que dans leur forme.
J’aime donc – venons-y - qu’ici la photographie n’envahit pas l’image. Dans beaucoup de cas, nous tendons tous (amateurs et photographes, spectateurs et capteurs) d’abord vers l’objet de notre attention, le musicien qui s’exprime, l’instrumentiste qui se débat avec son biniou ou ses compagnons de scène, d’où une grande quantité de « portraits » en situation, tous plus ou moins semblables, et finalement tous plus ou moins décevants. Pour échapper à cet écueil, de rares artistes inscrivent leur travail dans le champ de la « photographie » pure, et peu importe alors qu’elle soit dite « de jazz », qu’elle prenne comme objet tout ou partie de la geste musicienne, ce qui compte c’est sa structure formelle, son statut d’image photographique. Et si cette approche nous retient, elle laisse quand même de côté le rapport fétichiste que notre regard entretient avec la musicien photographié. Ce que nous gagnons en jouissance de l’oeil, nous le perdons en terme d’affect.
Je pense que Bruce Milpied a su trouver une voie médiane, sans doute la plus difficile qui soit, qui sait conserver quelque chose de la présence effective du sujet tout en donnant au regard les satisfactions qu’il est en droit d’attendre. Ce que j’appelle donc « la photographie » n’envahit pas l’image. En d’autres termes encore : la jouissance de l’œil laisse, dans la photographie, sa chance au plaisir de la reconnaissance, et nous retrouvons nos musicien(ne)s chéri(e)s. Et si possible : tels qu’en eux-mêmes.
On touche là un point peut-être plus essentiel encore. Dans l’ensemble des manifestations visuelles que le réel offre à la prise de vue (elles ne sont pas dénombrables) la tâche de la photographie est de prélever celle qui nous en restitue quelque chose comme l’essence, voire le « géométral » comme aurait dit Leibniz. Ce qui nous fait dire, mais pas si souvent : « C’est bien lui, c’est ça, c’est bien ça ». On retrouve ici ce que Roland Barthes, dans sa « Chambre claire », a nommé le « punctum » de la photographie, par opposition à son studium (ce qu’elle nous apprend du monde, de la réalité, bref tout ce qu’elle connote). Le « punctum » c’est ce qui nous pointe, nous atteint, nous touche au plus profond. Que cela puisse aller jusqu’au fétichisme, on le sait bien puisqu’on garde des photographies (parfois banales pour d’autres que pour nous) dans de petits albums, dans de minuscules porte-monnaies, ou dans nos instruments modernes de communication. Et bien je dis que chez Bruce Milpied, il y a cet effort de restituer d’un sujet, d’une scène, d’un moment, ce qui en fait l’essentiel, tant du point de vue formel que sous l’angle de ce qui nous a atteint dans ce moment là.
Reste que tout cela doit pouvoir se communiquer, soit : devenir commun à un certain nombre de personnes et rallier des subjectivités forcément uniques, diverses, séparées. C’est l’enjeu véritable de toute œuvre, de tout art, et l’on sait que les plus « pointus » (mais j’aurais pu dire aussi bien « pointés » en référence à Barthes) s’y heurtent au mur de l’incompréhension, quand ce n’est pas au rejet pur et simple. Il faut du temps en effet pour que la sensibilité d’un artiste, en ce qu’elle a de plus inventif, de plus insupportable donc, devienne à ce point partie de la culture qu’on puisse en faire exposition publique à mobiliser des files d’attente interminables…
Nous serons donc ici dans un entre-deux parfaitement pacifié. Eugene Chadbourne caché derrière son banjo, ou derrière son violon, sont à la fois pour moi une occasion de me souvenir de que qui n’appartient qu’à ce moment-là et à ma propre histoire, mais ils sont aussi pour un regard plus distant l’occasion d’un plaisant et discret amusement. Les trois batteurs en série, séparés dans les images mais unis dans la formation dite « trio de batteries », sont révélés pour moi dans leur essence intime (hauteur de vue, conviction inébranlable, sensible et souriante modestie), ils sont même l’occasion de m’y reconnaître dans mon désir de me saisir des baguettes (!), et ils sont pour tous (ou presque…) une rare occasion de se satisfaire d’une mise en série qui est plus sourire que sérieuse.
Et voici encore des saxophonistes penchés, et séparés par un trou blanc, puis un autre sous le regard de Paul Gonsalvès (qui sait ça ? En même temps Bruce Milpied a bien vu le parti à tirer des photos dans la photo), enfin une dernière serrée de près dans notre « Halle des Chartrons ». Puisqu’on y est, j’aime évidemment le côté clown d’Ellery Eskelin, l’un des plus obstinés et des plus droits de la scène actuelle, la lumière qui jaillit au-dessus de, et la totalité corporelle en lévitation de Didier Petit. Bien sûr les torsions tubulaires de Médéric – il jouait ce soir là avec quatre cors, à moins que ce ne soient quatre corps – puis encore la machine à souder que semble être devenu Bojan Z.
A propos de la photo de Keith Tippett, je ne résiste pas au plaisir de me citer moi-même, car je crois que nous avions vu (et entendu) la même chose : « J’aime le jazz », confiait Keith Tippett, « et s’il a dû, à partir des années 70, s’orienter du côté du rock, de la musique contemporaine, voire de ce que l’on a appelé la free music, il n’empêche… j’aime toujours le jazz ! » Il n’est qu’à le voir diriger, sérieux, attentif, soulignant d’un plissement de paupière son contentement, et pour finir cette impayable façon de dire, à ceux qui en veulent encore plus « nous ne savons rien de plus que ce que nous avons joué, et d’ailleurs nous y sommes depuis ce matin, alors je crois que tout le monde a bien gagné d’en rester là ! ». Une sensibilité à fleur de peau, une capacité de travail et d’écriture immense, voilà (trop rapidement esquissée) l’image qu’a laissée hier soir ce grand compositeur anglais, à qui l’on devrait là-bas et ici demander plus de choses, concerts, commandes, présence, que sais-je encore. Une médaille peut-être, un orchestre permanent, une statue quelque part, un espace d’admiration, une rente pour services rendus à la musique, à la cause de la musique. Je le répète encore : la fête ne se décrète pas. Quand ça surgit, on en profite, c’est tout. On en aura encore la preuve dans un mois… » (cf. Jazz Magazine, le blog du 2 mai 2009).
Douce intimité conjugale : Bill et Peg Carrothers. A l’opposé - et quelle confirmation pour moi qu’une photo peut parler, dire quelque chose d’essentiel à propos de celui-là même qui y est croqué : Bernard Lubat entouré de textes, d’écrits à peu près illisibles, qu’une main (la sienne sans doute) désigne à son attention. J’y vois tout un personnage, toute une histoire de « Lacan de campagne » pour reprendre le mot de Marmande, bref je m’y trouve et m’y retrouve et je dis : « c’est ça, c’est exactement ça ». Et je ne pense pas être le seul à pouvoir à la fois dénoter et connoter cette image. Pour finir, inépuisable, une photo que je considère comme un chef d’œuvre : Joëlle Léandre en répétition, qui semble désigner au sol une scorie – à moins que ce ne soit une partition – cependant qu’à l’arrière une femme de ménage passe le balai tout en regardant l’artiste… Formidable lumière ! D’un seul coup d’un seul, la proximité des travaux et des jours, la complicité possible de deux femmes que tout sépare et que la photo rapproche, et puis que cela se passe au Portugal…
Bruce Milpied a réservé pour la fin une série de couples musiciens, dont il sait que l’un au moins est un de ceux que j’aime le plus au monde : Sylvie Courvoisier et Mark Feldman, qui veille jalousement sur sa pianiste, qui le lui rend bien au moment du concert dans la mesure où c’est lui qui donne l’élan. Manque donc, bien sûr, une dernière image que j’ai en tête. Il y a encore du désir.
Philippe Méziat
Bordeaux, le 16 avril 2011