Scènes

Rendez-vous de l’Erdre 2014

Un des plus grands festivals de jazz de France.


Photo © M. Parque

Cette année encore, le beau temps nantais (habituel en cette toute fin de mois d’août) a attiré des milliers de personnes, qui ont pu assister aux concerts gratuits en plein air et déambuler le long de l’Erdre pour admirer les embarcations toutes différentes ou se gaver de petits en-cas de différentes origines - depuis les huîtres locales jusqu’aux accras des îles.

Pour ceux qui aiment les statistiques, faites le calcul : 13 scènes, plus de 100 concerts, plus de 150 bateaux, près de 100 000 spectateurs, le tout en quatre jours et pour la 27e année.

La démarche du parfait mélomane consiste donc à choisir, sur le papier, ses concerts en fonction des musiciens, de ses goûts et de la distance à parcourir entre les scènes. Ce choix, il doit s’y tenir, au risque de se perdre en route. Sauf si une musique le happe au passage et l’oblige à un détour imprévu qui peut - souvent pour le meilleur - remettre en cause le planning. Ajoutons que l’équipe du festival assure le confort des journalistes, qui peuvent se déplacer en bateau ou assister aux concerts depuis les côtés des scènes, indispensable privilège pour bien entendre, au regard de l’affluence parfois impressionnante.

Lean Left © Michael Parque

Le vendredi soir, la température est bonne et l’air humide. Les moustiques sont de sortie. Un véritable festin les attend : des centaines de spectateurs aux jambes et bras nus sont massés devant la scène JazzMix où joue l’étonnant groupe Lean Left. Il s’agit du saxophoniste chicagoan à moustache Ken Vandermark et du batteur norvégien Paal Nilssen-Love, qui s’accoquinent avec un duo infernal de guitaristes sans limite, Andy Moor et Terrie Ex. Explosif est l’adjectif qui me vient à l’esprit. De fait, la musique éructe comme un torrent de lave. Le volume sonore est insoutenable et je ne regrette pas mes filtres réducteurs, sans lesquels aucune écoute n’est possible. Par contre, une fois protégé, je peux entendre un discours radical mais vraiment énergique et intéressant. L’improvisation collective n’a qu’un but : produire une tornade sonore, sorte de vortex aspire-tout. Chassé par d’impétueux insectes, je bats en retraite tout en observant le batteur, qui essaie de les tuer tout en jouant. Une polyrythmie se met en place, quatre coups de baguettes sur la batterie, un cinquième sur les bras piqués en essayant de viser juste.

Prochaine étape, la scène blues où se produit le légendaire Jimmy Johnson. L’événement rassemble une foule si dense (l’étroitesse du quai à cet endroit n’arrange rien) qu’il est difficile d’atteindre la scène. Le guitariste, originaire de Chicago lui aussi, est venu seul. Il est accompagné d’un groupe français épatant qui connaît le genre sur le bout des doigts. Le public y gagnera d’ailleurs, car ce vieux monsieur de 86 ans n’est plus aussi motivé qu’avant. Quelques riffs surannés par-ci, quelques gimmicks par-là (Il fait dire « Thank you » à sa guitare), Jimmy Johnson n’a plus que sa légende pour marquer les esprits. En revanche, les quatre gaillards qui assurent le blues derrière sont vraiment énergiques. Le show est donc sauf. Il est temps de s’extraire de la foule pour écouter la fin du concert d’Eric Le Lann en hommage à Chet Baker sur la scène Sully. Entouré de Rick Margitza et d’Enrico Pieranunzi il propose une lecture stylistiquement fidèle de la musique du trompettiste éthéré ; en fermant les yeux, on s’y croirait. Le public adore, ça c’est du jazz (sic) !

Sur la grande scène nautique, le groupe d’Henri Texier fait le plein. Du Texier pur jus, avec comme toujours de jeunes et talentueux musiciens pour se confronter au maître, dont Armel Dupas au piano. Ce concert du soir sur la scène nautique conclut traditionnellement chaque journée du festival. C’est celui où se retrouvent par milliers les amateurs qui s’amassent sur les deux quais, devant et derrière la scène.

Samedi après-midi, je suis trop vieux pour assister au concert de François Corneloup sur la scène Souris verte, réservée aux jeunes enfants. Mais on me dit que son baryton et lui ont remporté un franc succès. C’est gros comme instrument et c’est rigolo aussi (sic). Tout aussi rigolo, ou plutôt feignant de l’être, le groupe de Laurent Dehors Trio Grande, avec le pianiste Matthew Bourne en invité, enflamme la scène Sully. Bonne musique, lyrique et colorée, belle énergie et style débridé : c’est un succès. Laurent Dehors cache mal, sous ses airs de touche-à-tout excentrique, sa très grande musicalité, son invention féconde, ses techniques affûtées. Il a comme un air de Roland Kirk, finalement.

En attendant la suite, il faut sacrifier au rituel de la scène Talents Jazz en Loire-Atlantique, où jouent de jeunes groupes, tendre l’oreille et repérer les musiciens en devenir qui, peut-être joueront « pour de vrai ». Cette année encore, je ne rentre pas bredouille. Le Circle Quartet (moyenne d’âge 18 ans) joue encore à la manière de, avec beaucoup trop de notes, sans invention. Mais ses membres ont une technique impressionnante, connaissent leurs standards et n’ont peur de rien. Le trompettiste Lilian Mille fera sûrement parler de lui. Autre découverte, avec cependant des musiciens plus expérimentés : Le Coon, un trio accordéon diatonique (François Badeau), saxophone (Elie Dalibert) et percussions (Matéo Guyon) pour une musique originale, bien construite, aux ambiances cinématographiques.

Photo © M. Parque

De retour scène Sully (souvent l’endroit le plus intéressant), j’écoute le quintet Voix Croisées de Didier Levallet et, comme le public, je suis envoûté par ce mélange réussi de voix, de sons, de mélodies. Céline Bonacina me dit, et j’en fais ma chronique, que Levallet et Laizeau forment la terre avec leur rythmique, qu’elle est le feu au baryton, qu’Airelle Besson est l’air à la trompette et que Sylvaine Hélary est l’eau aux flûtes. Rien à ajouter, pour ma part, à cette cosmogonie d’éléments.

C’est encore sur cette scène que le fameux trio BFG s’offre une standing ovation. Visiblement ému, Simon Goubert tient à rendre hommage à ses amis Jean-Jacques Avenel et Popof Chevalier, récemment disparus. Le public est touché. Mais surtout, c’est le velouté de Glenn Ferris, la scintillance de Goubert et la douce folie bondissante d’Emmanuel Bex qui transforment les thèmes en esquisses de pureté et s’assurent l’attention religieuse du public. Un succès mérité.

Il serait trop long de tout rapporter, d’autant que certaines propositions musicales n’ont pas provoqué de choc, mais je retiens la découverte d’Alice Perret au violon et aux claviers dans le groupe de Leila Martial, l’arrivée fracassante du nouveau groupe d’Alexandra Grimal, Naga, dont le programmateur du festival, Armand Meignan me disait que c’était, pour cette scène Sully très populaire, la limite artistique qu’il se donnait. On le comprend, ce genre de manifestation en plein air, gratuite et très populaire n’est pas l’endroit idéal pour proposer des musiques trop expérimentales, bruitistes ou des improvisations acoustiques délicates. On n’y entendrait rien, aux deux sens du terme. Et ce qui donne son charme à ce festival, c’est justement l’effervescence et le bourdonnement permanent de toutes ces scènes qui se mêlent aux bruits de la fête.

C’est bien ça : trois jours de fête, de jazz et de belle plaisance.