Entretien

David S. Ware

Rencontre avec le saxophoniste mystique au Couvent des Récollets

David S. Ware, saxophoniste mystique, nous dévoile ses projets et nous donne des explications sur la force divine qui le pousse à jouer.

A l’occasion d’une résidence de trois mois à l’ancien Couvent des Récollets à Paris, Citizen Jazz s’est empressé de rencontrer David S. Ware, saxophoniste aux talents multiples et compositeur de génie. Celui que Sonny Rollins définit comme son digne successeur nous a accueilli avec son agente, Anne Dumas, dans les jardins de l’ancien couvent.

David S. Ware est un homme calme, passionné et entier, plein de convictions et de projets, un homme qui sait où il va. Ce saxophoniste mystique et engagé, qui se situe entre un Sonny Rollins et un John Coltrane, exprime sa spiritualité par sa musique.
Pour David S. Ware, jouer est une nécessité vitale. Ce musicien ne navigue pas dans la séduction ou la représentation, il veut convaincre.

Notre but annoncé était de converser autour de son actualité et celle de son quartet, de faire une « interview-présentation » en quelque sorte. Mais David n’a pas vu cela du même œil : certaines questions lui ont pesé et il n’a pas hésité à nous le dire. Par moments, il a pris en main l’interview afin de nous exposer ce qu’il voulait nous dire.
Il nous a fait part de sa vision philosophique de la vie et de la musique, peut-être aussi pour se décharger d’un poids qui est en lui depuis longtemps. Il nous parle de cette force divine qui le fait jouer… C’est ce qui rend cette rencontre particulièrement intéressante et étonnante…

- Parlez-nous de votre enfance et la musique, de votre arrivée à NYC en 1974…

Tu es sûr de vouloir parler de cela ? Parce que ça a déjà été évoqué plein de fois. Mais si tu veux en parler, allons-y ; c’est toi qui vois.

[Silence]

Tu sais, ce sont des choses très anciennes, qui ont eu lieu dans les 70’s et les 80’s, les gens ont déjà entendu ça.

Quartet :

- Entrons alors dans le vif du sujet. J’ai été frappé par la puissance et le lyrisme de votre musique, de votre son dès la première écoute. Et ce choc subsiste avec la même intensité à chaque nouvelle écoute … D’où vient cette force ?

Cela vient de Dieu. Cela ne vient pas de moi mais ça passe par moi. Cela vient de la force de Dieu. C’est pourquoi je médite tous les jours : c’est la force de Dieu qui passe à travers moi.

- Le succès de votre quartet est intervenu au début des années 90 à un moment où il y avait un regain d’intérêt et de créativité dans le free (vous-même, Gayle, William Parker…) s’inscrivant dans la lignée des créateurs historiques des 60’s. Ce mouvement intervenait après des années 80 très dominées par le mainstream de Wynton & co
Comment percevez-vous la situation aujourd’hui, quinze ans après ?

[Silence]

Tu sais, c’est vraiment difficile pour les « cats ». Ce qui a eu lieu dans le passé, ne rend pas les choses plus faciles aujourd’hui. C’est très dur. Crois-le ou pas, c’est encore plus difficile pour le quartet maintenant que cela ne l’était il y a quinze ans !

D’abord, le quartet n’a jamais été réellement et pleinement accepté par le monde du jazz et celui des festivals. Et même si nous avons été programmés dans beaucoup d’entre eux, nous ne l’avons toujours pas été dans les plus grands. Aujourd’hui, c’est plus dur qu’il y a quinze ans ; car il y a quinze ans, nous n’étions pas allés ici et là, le quartet a fait beaucoup de choses et pourtant il n’est toujours pas complètement accepté dans le monde du jazz.

D’un autre côté, c’est une bonne chose, car ma musique va au-delà du jazz. A NYC, il y a vraiment peu de lieux … et d’autant moins pour nous. Alors restent les clubs… et je ne suis pas réellement intéressé par les clubs parce que je ne crois pas qu’un club soit l’endroit le plus adapté pour la musique… pour ma musique.

En fait, il n’y a pas de mouvement, de vrai mouvement : les « cats » ne sont pas réellement unis, d’après ce que je vis et ce que je ressens. Certains musiciens jouent ensemble, d’autres aussi… mais cela ne participe pas d’un mouvement. Peut être que je ne fais pas mieux qu’eux au fond, mais les musiciens travaillent pour eux-mêmes d’abord.

Quand on est musicien, on doit trouver comment vivre de sa musique, trouver les moyens de se réinventer, et cela constamment. Il n’y a pas grand-chose à faire pour surmonter cette situation.

David S Ware © Ph. Lévy-Stab (http://www.philippelevystab.com)

- C’est plus difficile aux USA qu’en Europe ?

Pour moi, oui. Je ne joue pas réellement aux USA, il y a eu quelques concerts sur la côte Ouest mais rien de vraiment continu et régulier. Peut-être que si je jouais en club, nous pourrions travailler un peu plus, à NYC comme ailleurs… Ou bien il faudrait avoir la chance de trouver un agent honnête, qui nous soutienne et nous trouve quelques dates.

J’ai conscience que le quartet a une certaine réputation, mais ce n’est pas cela qui compte pour jouer quelque part. Par exemple au Canada, les responsables des programmes ne veulent pas entendre parler de moi… C’est plus dur aux USA et cela devient aussi difficile en Europe mais pas autant. L’Europe a plus de potentiel me semble-t-il.

- … Quelles sont les raisons, d’après vous ?

Cela a toujours été ainsi, c’est la tradition. Cela explique que des musiciens de jazz viennent habiter ici… en Europe. Il en a toujours été ainsi.

(NDLR : rien que pour le saxophone, Johnny Griffin, Archie Shepp, David Murray vivent en France, Lee Konitz en Allemagne).

- Depuis que vous êtes en position de leader, vous avez fait le choix de travailler principalement en quartet avec un nombre très réduit d’excellents musiciens. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

J’ai besoin d’une certaine proximité dans le quartet, cela apporte une cohésion nécessaire à son évolution. Pour moi, la musique grandit mieux ainsi. Il faut se donner la chance de connaître les gens avec qui on joue, pas seulement musicalement, mais aussi psychologiquement et spirituellement, d’enrichir une proximité. Peu m’importe ce qu’ils sont capables de jouer. C’est plutôt ce que nous « harmonisons » qui m’intéresse : est-ce que les différentes vibrations sont en harmonie ? Formons-nous UN ? Est-ce que je peux m’entendre avec lui ? Est-ce que cette personne est ouverte à la spiritualité ? C’est ça qui est le plus important pour moi. Les « cats » doivent être ouverts à la spiritualité et ensemble créer une harmonie. Je les choisis pour cela et tant mieux s’ils peuvent jouer ma musique…. Mais d’abord est-ce qu’ils boivent, fument, se droguent ? Tu sais, toutes ces « jazz bullshits ».

Compositeur

  • Threads est une œuvre qui va dans une autre direction que celle du quartet seul. Avez-vous d’autres projets dans ce registre ?

Depuis plusieurs années, je veux travailler sur un projet avec un ensemble à cordes. Et il s’est trouvé une maison de disques pour soutenir ce projet et nous permettre de réaliser Threads (Thirsty Ear).

J’ai l’intention de continuer dans cette direction, c’est aussi pour cela que je suis aux Récollets depuis trois mois : nous avons réuni un ensemble à cordes ici et nous allons nous concentrer sur ce projet qui va se poursuivre avec de plus en plus de cordes.

- J’étais présent le 16 juin au couvent des Récollets pour le concert de l’ensemble à cordes qui joue votre musique.

Tu as entendu ce concert au couvent ?

- Oui, j’étais présent. Quelle suite comptez-vous donner à ce travail ?

Nous allons travailler et essayer de nous produire ici en Europe, mais probablement en France au début. Nous allons agrandir l’ensemble à cordes jusqu’à douze musiciens, voire plus dans un deuxième temps, peut-être pour arriver à un petit orchestre. Enfin, c’est mon intention. Donc je continue à composer, à découvrir la musique à travers l’ensemble à cordes.

- Pourquoi en France ?

La résidence aux Récollets impliquait ce projet. Personne ne m’a rien présenté de tel aux USA et donc ce sont les gens d’ici qui en bénéficient. Nous travaillons à trouver des concerts en France.

David S. Ware et son ensemble à cordes, Chapelle du Couvent des Récollets, 16/06/05 - © F. Benreguia

- Pour ma part, je suis impressionné par la qualité de vos compositions et de l’utilisation des harmonies. Elles contribuent beaucoup à la beauté du quartet. Je ne suis pas le seul à le penser : les membres de votre quartet (William Parker, Matthew Shipp, Guillermo E. Brown) ont fait une tournée et un CD, The Trio Plays Ware et vous-même les faites jouer par un ensemble à cordes. Y a-t-il d’autres groupes qui jouent vos compositions ?

Pas à ma connaissance. Cela se peut, mais je ne suis pas au courant. Je ne vais pas dans les magasins de disques, je n’achète pas de CD, je n’écoute pas non plus la radio.

- Comment expliquez-vous cette clarté de la mélodie dans vos compos ? Quelles sont vos inspirations ?

C’est un état spirituel qui amène à entrer en contact avec des forces qui nous dépassent. Il faut savoir qui on est spirituellement, quelle est notre spiritualité. Je n’ai pas appris cela ni à l’école,ni avec personne. C’est l’expression d’une harmonie spirituelle.

- Comment procédez-vous pour composer ? Instrument ? Papier ?

Cela dépend. Parfois j’utilise mon instrument pour composer, ou bien je compose sur une feuille de papier. Mais généralement, je prends mon crayon et je mets ma musique par écrit. C’est ainsi que j’ai procédé pour mes quinze enregistrements passés. Par exemple, Threads m’est venu en écrivant au moyen d’un ordinateur.

David S Ware © Ph. Lévy-Stab (http://www.philippelevystab.com)

Quartet

- Cette année est sorti un triple CD live, Live in the World. Après les travaux effectués avec Threads, vous revenez avec le quartet. Est-ce une renaissance du quartet ?

Les choses arrivent en même temps. C’est le même développement - un développement multiple, simultané. C’est comme un arbre (Il montre l’arbre près duquel nous sommes assis) : toutes ses branches viennent toutes de la même chose : elles procèdent d’un développement unique. (Il montre la table, puis la chaise…) Cette forme et celle-ci procèdent toutes du même développement.

- Sur ce triple album, on peut entendre trois concerts avec trois batteurs différents…

Revenons à l’album Live… Il y a plusieurs questions que tu devrais me poser. Quand tu regardes la pochette, quand tu ouvres le livret, qu’est ce que tu vois ? C’est l’essence de ce CD. Il faut que nous en parlions. C’est le secret de cette musique. C’est à propos de ce qui est derrière la musique, la force derrière la musique. Sans cette force derrière la musique, tout ça ne voudrait rien dire. Allons directement à l’essence. Pourquoi Coltrane est allé aussi loin ? Pourquoi Sun Ra a-t-il fait ce qu’il a fait ?

- Sur la pochette, on voit un dessin hindouiste…

Ganesh, le Seigneur Ganesh est une force de la Nature. Il a à voir avec la musique, la créativité et la musique et aussi avec la science. Il a à voir avec la découverte de ce genre de chose : le rôle du scientifique, c’est de découvrir les secrets de la Nature. Le musicien a pour rôle la découverte des techniques et secrets pour faire sa musique.

La musique sur ces trois CD est dédiée à cette force, le seigneur Ganesh. […] Ce que j’essaie de faire, c’est offrir ma relation à la musique à cette force et, aussi faire comprendre que cette musique ne vient pas de moi, que j’essaie de dépasser l’ego (cf. PS1).

La relation que l’on peut avoir avec les déités est proche de ma relation avec la musique, le son. On communique avec les déités, et Ganesh en est une, par les mantras. Il est le mantra. On répète ce mantra et ce faisant on se rapproche de son être, on entre en relation avec lui : c’est comme un mélange. Ganesh est en toi et tu es en Ganesh (cf. PS2).

C’est un peu comme une personnalisation : quelle que soit la déité choisie, c’est comme une personnalisation de l’absolu, la relation se fait presque comme avec une autre personne. Cette déité peut devenir ton amie : on lui parle, on parle à une Force qui peut répondre. On va vers cette force qui est une partie de ta conscience et cette partie est endormie, ou pas complètement éveillée. […]

En Inde, quel que soit le but de la cérémonie, Ganesh est toujours invoqué en premier. Ganesh est le portier du monde divin : il ouvre la porte du monde des dieux (cf. PS3). Toutes les déités sont connectées, liées les unes aux autres. Quand on pénètre leur monde, on pénètre l’infini - l’infini de la conscience, parce qu’il y a une infinité de ces êtres. En fait, leur monde est plus grand et plus spacieux que le nôtre. Pour comprendre ma musique, c’est important de prendre ces éléments en considération. Ce sont des connaissances ancestrales qui vont au-delà des connaissances technologiques occidentales, ma musique peut les faire découvrir.

Le but de ma musique est de faire jaillir une étincelle chez les gens afin de leur faire découvrir quelque chose qui ne leur est pas familier. Entendre cette musique ou quelque chose dans cette musique, qui vous transporte et transforme votre vie toute entière. C’est l’un de mes désirs : que les gens écoutent cette musique et en soient changés.

[…]

Cette connexion avec Dieu est tellement… peut-être n’aimes-tu pas ce mot : « Dieu », peu importe comment tu l’appelles, ma musique a cette connexion avec Quelque Chose.Qui peut te voir, te brûler, te toucher, réveiller en toi quelque chose qui est endormi. Et c’est ce que je voudrais que ma musique soit, une force qui puisse éveiller quelque chose chez les gens. C’est ma raison d’être.

- Cela signifie-t-il que vous êtes en relation avec Dieu ou cette Chose ?

Mais nous le sommes tous ! Nous le sommes tous. Seulement, la plupart des gens ne le savent pas. Les gens ne savent pas comment l’atteindre et le faire grandir. Nous ne serions pas en vie si nous n’étions pas connectés à Dieu : tout vient de cette force. Il n’a pas de corps, il n’est pas fait de viande. Cette force vit ailleurs que dans notre monde. Il existe des savoirs qui permettent d’augmenter consciemment cette force. L’important est ce qui peut être fait à travers les sons, les vibrations du son. Qu’est ce qu’un mantra, qu’est ce que la musique ?

- Est-ce que la musique que vous insufflez contient un message de Dieu ?

Il y a beaucoup de messages qui proviennent de cette force. La musique contient des messages de Dieu, de cet être connu. Il faut se méfier parce que certains affirment que Dieu leur a dit de faire telle ou telle chose, de poser une bombe sans raison : Dieu leur aurait demandé de faire cela ! (Interloqué !)

Le Nouveau Jésus dont parle George Bush est un personnage de “war manga”. Ce Nouveau Jésus soutiendrait les pays forts et puissants et leur demanderait de dire des mensonges et tout le reste. Il faut se méfier des religions, faire attention à ce que cela implique, analyser ce qui s’y passe. Les religions se servent de l’affectif, de l’émotionnel pour manipuler les esprits.

David S Ware © Ph. Lévy-Stab (http://www.philippelevystab.com)

On sort un peu du sujet, à propos de la Bible, si on la lit telle quelle, (en aparté, il dit : c’est un secret), si on prend les allégories et les histoires dans la Bible littéralement : cela ne signifie rien. Quel est le sens derrière tout cela ?

C’est comme le sens de la musique, tu vois ? Quel est le sens de la musique, de quoi cela parle-t-il ? A quoi cela veut-il nous amener ? Prise littéralement, c’est juste une histoire sans signification. Parce que, selon des gens très sérieux, les événements dans la Bible n’ont jamais eu lieu. Mais cela ne veut pas dire que ce livre n’a pas de sens.

Ce qui a un sens en un mot : Dieu est à l’Intérieur de nous. […] Ce que beaucoup de gens ignorent, c’est que Dieu est derrière tout cela, qu’il est là. Ils ignorent complètement cela volontairement, par crainte. Pour eux la méditation est une mauvaise chose, comme toute pratique qui a trait à l’intériorité.

Donc, pour revenir au sujet, il faut toujours considérer la signification de ce qui est derrière tout cela, parce que chaque chose a une signification cachée. Nous devons toujours découvrir la profondeur des choses. Pour finir, quand tu écoutes cette musique, derrière il y a Dieu.

- “Live in the world” est une façon d’exprimer ce que vous croyez ?

Non, je ne crois en rien. Je n’ai pas de religion, cela n’a rien à voir avec la religion, ce n’est pas une croyance. Ça a un rapport avec ce que tu connais de toi profondément, ce que tu as vécu et expérimenté en toi. Et vraiment rien d’autre. Je ne crois pas en cela mais je le sais. Ce n’est pas une croyance. Si la religion est corrompue, c’est bien par la croyance, c’est ce à quoi la religion est arrivée : tu dois croire cela, tu dois faire cela, tu dois être bon : mais où est Dieu ? Ils ne savent pas où il est, il n’est pas là, il n’existe pas. Le spirituel ce n’est pas ça ! Le spirituel c’est qui tu es ! Première question : qui es-tu ? Pas ce que tu dois faire, mais qui tu es !

- Est-ce que .. Désolé, j’avais une question en tête, mais je l’ai perdue en vous écoutant !

[Rires]

Bien, c’est très bien !

Au sujet de ce triple album Live : Le batteur tient une place très importante dans la musique du Quartet. Il a à la fois le rôle du sideman classique et celui du sideman décisif qui prend part activement à la texture de votre musique et qui prend une grande part de responsabilités. Pouvez-vous préciser le rôle du batteur dans votre musique ?

Le rôle du batteur dans le quartet est de conduire, il est le moteur, il est la force conductrice dans un certain sens. Je veux que les batteurs aient la capacité de me pousser. Je sais que ce n’est pas une chose facile mais je veux qu’ils aient la capacité de me pousser.

- Guillaume Lagrée : Comme Elvin derrière Coltrane ?

[Silence]

Hmm oui, comme je l’ai dit déjà très souvent, mon développement musical est très lié aux rythmes, pas à l’harmonie mais aux rythmes. Il est important de dire qu’ils doivent comprendre que les rythmes dans l’univers arrivent en même temps, ils n’arrivent pas individuellement les uns après les autres, mais ils arrivent au même moment dans un concert. Une infinité de rythmes arrivent ensemble, comme dans la nature. C’est la polyrythmie. C’est cela que je veux : la polyrythmie dans la musique est un miroir de la nature.

- Qu’est ce qui vous a fait changer cette « drum thing » dans le quartet ?

Je n’ai rien changé, elle a changé d’elle-même. Je ne l’ai jamais changé. Sauf une fois.
Les autres batteurs ne voulaient pas continuer l’aventure pour différentes raisons.
Sauf pour une fois, je n’ai jamais changé le batteur.

- Qui était-ce ?

Je ne veux pas en venir à cela, mais les batteurs, qui sont partis, sont venus à moi en disant : “je veux faire cela maintenant”. « Ok, bien, vas-y ».

- Après Threads, pouvez-vous envisager un projet du type : le quartet + ensemble à cordes

Bien sûr !

- Est-ce prévu ?

Non, pas encore, mais cela pourra être l’une de mes intentions. Tu dois y aller étape par étape avec ce genre de projet, parce qu’il ne faut pas oublier : il faut de l’argent. On n’est plus des ados, on ne peut pas essayer des choses comme cela ! Ce n’est pas un groupe de répétitions qui joue pour le plaisir. Il faut payer les gens qui travaillent dessus, on est des adultes maintenant. Il nous faut de l’argent, chaque chose en son temps.

Influences

- Matthew Shipp parlait un jour de l’album « Sun Ship » de John Coltrane. C’est un album assez à part dans la disco de Coltrane. Il comparait la musique dans cet album à celle du quartet. Il est vrai qu’après une réécoute de cet album, j’ai eu la même impression. Mieux ! cela m’a fait cerner de nouvelles sonorités et nouveaux axes d’écoute dans votre musique. Que pouvez-vous me dire sur ce sujet ?

La musique sur Sun Ship t’a fait écouter ma musique différemment ?

Oui, et c’est le cas aussi bien pour les albums récents que les anciens.

Pour une raison ou une autre, tu as ouvert ta troisième oreille : j’ai d’ailleurs enregistré un album qui s’appelle « Third Ear Recitation » (DIW). Tu n’écoutes plus de la même façon : l’écoute fait appel d’abord au sens physique, mais pas seulement : il y a des aspects plus profonds dans l’écoute. Ce sont les aspects spirituels de l’écoute : tu peux entendre beaucoup d’autres choses dans la musique, tu peux entendre des messages dans la musique, tu peux entendre la sagesse à travers la musique. Pour une raison inconnue, Sun Ship a ouvert ton écoute spirituelle… et tu peux la projeter sur d’autres musiques.

- Coltrane, Rollins, Ayler, Kirk sont les influences les plus souvent évoquées à votre propos. Mais vous avez aussi repris « Stargazers » de Sun Ra (sur Godspelized, Live in the World) et vous avez eu une proposition de travailler avec lui après votre passage dans l’orchestre de Cecil Taylor. Quelle place Sun Ra tient-il pour vous en tant que musicien, leader, artiste ?

Cela a un rapport avec la spiritualité… Il était de ceux qui ont une conscience spirituelle, pas simplement un musicien, mais un vrai musicien, quelqu’un qui peut transférer les connaissances spirituelles dans la musique. Ses connaissances en égyptologie, la connaissance du pouvoir des pyramides et la signification des étoiles, son implication dans l’enseignement de l’ésotérisme. Tout est lié ! C’est vraiment important, il connecte tellement de choses les unes aux autres : certaines capacités et connaissances spirituelles.

Sun Ra aurait dû être un personnage familier, au moins aux USA, parce qu’il est né là-bas. Mais les USA sont devenus un endroit si superficiel que cela n’est jamais arrivé.
Il devrait être aussi populaire que Duke Ellington.

Sun Ra devrait être un héros de dessins animés, quelqu’un devrait créer une série de dessins animés sur Sun Ra : des producteurs TV avec de l’argent, un visionnaire …
On y verrait John Gilmore et Marshal Allen et tous les membres réguliers du groupe, on aurait un épisode chaque samedi matin avec eux en train de faire leur travail et vivre leur vie : Sun Ra serait comme un Superman pour les enfants noirs. Ils pourraient le voir faisant ces trucs magiques et visiter l’Egypte… Mec, ça marcherait tellement bien ! je crois que ça déchirerait ! Et ils peuvent toujours le faire ! Il devrait y avoir une série de bandes dessinés sur lui et ses potes. Vraiment !

- Guillaume Lagrée : Une des premières choses que vous avez dites m’a fait penser à ce qu’a dit Sonny Rollins : “Quand je joue, mon esprit est totalement vide : je ne sais pas ce que je joue, ça se joue à travers moi ! » C’est exactement ce que vous avez dit et il a dit aussi qu’il se reconnaissait en vous ! C’est une comparaison glorifiante venant d’un tel musicien. Parlez-vous ou travaillez-vous toujours avec lui ?

Oh, nous parlons toujours ensemble.

(Se tournant vers Anne Dumas) Tu n’as pas parlé de ce sujet : est ce possible de le dire ici ? On ne va pas nous couper l’herbe sous les pieds si on en parle ici ? Bon, vous allez avoir une surprise dans les jours à venir au sujet de Sonny et moi lors d’une interview, ensemble (cf. Jazz Magazine Juillet Août 2005 - N°561)

- Cela veut-il dire que vous allez jouer ensemble ?

Je ne peux répondre à cette question. Non, je ne peux pas répondre. Je ne sais pas ce qu’a la Nature dans la tête, donc je ne peux pas répondre : c’est entre les mains de la Nature, entre les mains du Destin. Entre lui et moi, je ne connais pas notre destinée.

- De toute manière, si vous jouez ensemble, quel que soit l’endroit dans le monde, j’y serai !

[Rires]

Actualité

- Vous êtes en résidence depuis trois mois aux Récollets à Paris ; on connaît une partie de votre actualité : l’ensemble à cordes, « L’Invention de la Girafe », un concert solo à l’Atelier du Plateau… Qu’y a-t-il de plus ?

J’ai fait un concert solo en Allemagne. Le quartet a fait un concert avec Mat Maneri au Mans le 29 avril dernier. La prochaine fois, quand je reviendrai, j’espère que je serai entouré d’un ensemble à cordes.

- Comment avez-vous rencontré le metteur en scène de « L’Invention de la Girafe » ?

Anne Dumas : Ils se sont rencontrés à Paris in 1998 au Hot Brass à la Villette après un concert du quartet. (L’Invention de la Girafe est une pièce de théâtre/road movie/cinéma qui a été présentée au Théâtre National de Chaillot à Paris pendant la deuxième moitié du mois de juin 2005. On y retrouve David dans le rôle de PapaDaddy, saxophoniste-tueur à gages plutôt bon Samaritain au final. Grâce à son charisme naturel, David nous montre une facette nouvelle : celle d’un comédien côté théâtre, et acteur côté projection du road-movie, réellement talentueux. A découvrir !)

- Vous avez participez activement aux enregistrements des albums de DJ Wally/DJ Spooky

De quoi ?

Anne Dumas : ils ont utilisé sa musique, mais David n’a rien fait avec eux, il n’est pas au courant pour DJ Wally. A l’intention de David S Ware : DJ Spooky a utilisé « Ananda Rotation ». Ils n’ont pas collaboré, je ne sais pas du tout ce qu’ils ont repris.

Ware : Je ne porte aucun intérêt à ce type de musique.

Conclusions :

- Comment vous définissez-vous en tant qu’artiste ?

Je laisse les gens juger. Je préfère ne pas le faire moi-même. Je préfère que vous le fassiez, vous ! Tu me vois et tu écoutes ma musique, tu es mieux placé que moi.
Tu peux être objectif, je n’aime pas ce type d’exercice.

- Avez vous d’autres activités artistiques ?

Bien-sûr, j’écris de la poésie. Rien récemment, juste un livre de poésie datant d’il y a plusieurs années. On peut trouver de l’art dans beaucoup de choses, mais chacun n’y trouve pas de l’art ! Il y a de l’art dans la science, dans l’astrologie. Il y a del’art dans les armes a feu, dans la conduite de voiture… C’est aussi un art que de penser.

* * *

L’auteur remercie tout spécialement Anne Dumas et Guillaume Lagrée (Citizen Jazz) pour leur participation active et engagée dans la transcription de cette interview.

par Jérôme Gransac // Publié le 5 septembre 2005
P.-S. :
  • A RETENIR : Sortie imminente du dernier Opus de David S. Ware : « The David S. Ware Quartets Live in the World ». Initialement prévue en mai 2005, cette sortie a été repoussée. Le concert du quartet prévu le 1er mai 2005 au Café de la Danse avait même été annulé à cette occasion.

PS 1 : Suite à de longs échanges avec Anne Dumas, l’auteur se permet de préciser quelques élements importants pour la compréhension de la démarche de David S. Ware.

Pour David, le fait de jouer de la musique est un acte d’offrande au Divin, jouer est un acte sacré. David S. Ware a abandonné l’idée de reconnaissance, l’idée de carrière et de satisfaction personnelle. C’est aussi une partie de son message.

PS 2 : Le son et/ou les mantras sont une mise en relation avec le divin, avec le monde des esprits, le monde spirituel.

Mantra : « Instrument de pensée », formule sacrée, hindoue ou bouddhiste, qui a le pouvoir de matérialiser la divinité qu’elle est censée évoquer. La pratique des mantras, connue des indiens, est développée dans le tantrisme tibétain. Le mantra primordial est la syllabe Om. Chaque divinité a un ou plusieurs mantras.

PS 3 : David nous dit « Ganesh is the gatekeeper of the world of the Devas »

Deva (et Asura) sont à l’origine les noms d’êtres surnaturels divisés en « dieux » et « démons » selon qu’ils protègent des amis ou des ennemis. Les Asura ont, par la suite, été fixés dans le rôle d’anti-dieux. Les Deva, êtres divins souvent issus de divinités brahmaniques plus ou moins déterminées, figurent au-dessus des représentations de Bouddha.

Discographie sélective :

  • Threads - Thirsty Ear 2003
  • Surrendered - Columbia 2000
  • Go See the World - Columbia 1999
  • Great Bliss vol.1 - Silkheart Records 1995
  • Flight Of I - DIW 1992