Scènes

Rashied Ali/Sonny Fortune

Le Festival de la Villette 2005 était marqué par un hommage à John Coltrane. Deux figures du jazz qui revendiquent l’influence de ce géant du jazz ont proposé un concert hors du commun.


Rashied Ali fut le dernier batteur de John Coltrane. En 1966, il est intégré à la formation nouvelle de Trane ; ce qui a pour conséquence de pousser le grand Elvin dehors. De la collaboration Ali/Coltrane, il reste cet album puissant, étonnant, déroutant et génial qu’est Interstellar Space. Quant à Sonny Fortune, il a toujours revendiqué haut et fort l’héritage de Coltrane.

Le bon côté du Festival de La Villette est que les concerts se tiennent généralement dans des lieux appropriés à tous les genres musicaux, et en particulier au jazz (je vous vois sourire, mais à force d’en écouter dans des salles où musique et acoustique donnent des boutons, on finit par apprécier.) De plus, quand les concerts sont programmés à 20h : ils commencent à … 20h00. Pour finir, cette année, la programmation faisait (un peu) peau neuve. « Un peu », car on retrouve quand même des habitués : Louis Sclavis, Marc Ducret reviennent tous les ans, au détriment d’autres musiciens souvent plus intéressants… Mais le cru 2005 a permis à une très grande partie du public de voir ou de découvrir des musiciens rares en France.

Ce mardi 6 septembre, c’est le tour du duo sax/batterie Sonny Fortune et Rashied Ali pour un hommage à Trane… dans l’atmosphère d’Interstellar Space ? Certains le craignaient, d’autres l’espéraient.

Programmer ce duo au Trabendo est une grande idée : la salle se prête à ce type de performance. Sa convivialité, l’exposition circulaire de la scène face au public et sa bonne acoustique permettent de percevoir les nuances du jeu des instrumentistes.

Rashied Ali est là avant l’heure … Il parcourt le Trabendo et s’affaire aux derniers préparatifs en T-shirt noir, bermuda assorti, chaussettes et bonnet noirs remontés jusqu’aux genoux. Il a l’air excité, voire nerveux… est-ce de bon augure ?

Le concert commence ; les deux musiciens sont censés rendre hommage à Coltrane, ils vont s’en donner à cœur joie - le public aura eu droit à plus de quatre-vingt-dix minutes de musique.

Sonny Fortune, à l’alto, enquille directement sur une version duo de « Impressions » de Trane. L’altiste a l’air très en forme, mais Ali plutôt en retrait, ce qui donne une version un peu molle du morceau. Mais Fortune, visiblement très décidé, prend les choses en main et le duo décolle, emmené par l’altiste. Aussitôt Fortune devient omniprésent, on croirait presque entendre un quartet tant il est éblouissant. Ali se contente de driver dans un premier temps, comme s’il cherchait ses marques, ou comme pour s’économiser - ce qui peut s’envisager, ce monsieur approchant des soixante-dix ans.

Au bout de vingt minutes d’« Impressions », Ali répond présent et réagit aux relances de Fortune ; le duo offre enfin une prestation énorme ! Ali a enfin rejoint le train de Fortune. Il pousse quelques cris d’encouragement en direction de son comparse et nous regarde, comme si lui-même appelait les encouragements d’un public très attentif, presque méditatif.

Le jeu de Fortune est riche : son discours, tendu et stylistiquement impressionnant, est parsemé de clins d’œil à Coltrane et à sa musique.
Petit à petit Ali semble s’essouffler et perd la tension imposée par le saxophoniste, qui multiplie les relances et les effets de style (souffle circulaire…) fort à propos. La structure du long chorus de Fortune est cyclique, peuplés d’ostinatos mélodiques et toujours de relances. C’est un musicien très inspiré qui nous livre un solo infini, d’une énergie rare.
Son jeu est modal, loin du free jazz et de ses excès - Fortune n’a pas choisi le chemin de la facilité.

La Villette 06/09/2005 Fortune et Ali - Photo : Dominique Démaret

A partir de la cinquantième minute, Ali s’essouffle à nouveau et se contente de driver le duo, comme si il ne trouvait plus sa place dans ce flot de notes. Même Fortune se perd un peu face à son propre jeu, les relances deviennent fréquentes et n’apportent plus rien à la musique : le duo est peut être en danger.

Enfin, Fortune termine son chorus de soixante-cinq minutes pour laisser la place au batteur. Celui-ci ne choisit pas le même chemin énergique dans son solo : la tension ne l’intéresse plus, il joue de manière tactile sur ses peaux, en douceur mais avec une très grande maîtrise technique.
Si Ali était peu inventif dans l’accompagnement du leader incontesté du duo, il l’est nettement dans son solo : il sort du contexte tendu imposé par Fortune et ses notes et sonorités chaudes sont aussi là pour nous rappeler qu’un batteur est un avant tout un musicien qui, en l’occurrence, nous offre des lignes mélodiques et rythmiques remarquables.

Ali est plus raisonnable que Fortune : dix minutes lui suffisent pour déclamer son discours. Ce dernier reprend le sax : la fin s’annonce. Pourtant, il surprend à nouveau avec un final peu probable : il redouble d’énergie et de clins d’œil musicaux à Coltrane, peut être pour cacher un manque d’inspiration après un discours déjà riche et long. En tout cas le public est ravi. Pourtant, le choix d’un seul morceau pour un concert, sa durée et l’énergie nécessaire à son exécution n’étaient pas tâche facile pour le duo.

Quatre-vingt-sept minutes : voilà le temps qu’il leur a fallu pour se prononcer sur « Impressions ». S’il y avait match entre les deux duettistes, Fortune serait donné gagnant : il se pousse souvent seul dans cette interprétation, loin devant un Rashied Ali en retrait qui a su, aux moments nécessaires, faire preuve de son grand talent.

Pourtant, les deux complices reviennent pour « just a short one » : une nouvelle pièce de Coltrane, en guise de prolongations pour mettre les deux musiciens d’accord. Pas de doute, la forme courte leur va mieux : c’est net, clair et précis.

Après quatre-vingt-quinze minutes de concert, le public se lève tout sourire pour partager ses « impressions », heureux d’avoir vécu ce grand moment de jazz en mémoire de Coltrane.