Didier Petit
Considéré comme un des agitateurs les plus constructifs des musiques actuelles, il appartient à la famille très restreinte des violoncellistes français osant expérimenter dans le registre des musiques improvisées et du jazz.
Didier Petit appartient à la famille très restreinte des violoncellistes français ayant osé expérimenter dans le registre des musiques improvisées et du jazz.
Considéré comme l’un des agitateurs les plus constructifs de l’état des musiques actuelles et véritable électron libre des musiques improvisées, il nous expose son parcours et sa pratique en conclusion d’une résidence d’un an en territoire bourguignon.
- Tu as commencé à étudier le violoncelle à l’âge de six ans. Pourquoi avoir choisi cet instrument ?
Ce n’est pas moi qui ai choisi le violoncelle, ce sont mes parents. Je suis issu d’une famille de musiciens. Je pense que j’ai vraiment choisi de jouer de cet instrument à 30 ans. J’aurais pu faire autre chose mais c’est là que j’ai compris que la musique était mon histoire, que j’allais en faire quelque chose, et que j’ai trouvé comment m’approprier cette chose. C’est pour cette raison que je suis toujours respectueux et admiratif des gens qui ont choisi de s’engager dans cette voie. Ce choix n’a pas été pré déterminé dès mon plus jeune âge. C’est l’inverse qui s’est passé.
- Pourquoi cette orientation vers le jazz et les musiques improvisées, sachant qu’à l’époque, le violoncelle y était peu présent ?
Quand j’avais 16 ans, le seul violoncelliste qui faisait du jazz en France était Jean-Charles Capon. Il y avait un peu Ron Carter aux Etats-Unis. Très peu de musiciens s’y étaient exercés. Après mes treize années d’études classiques au Conservatoire, j’ai souhaité changer d’environnement car ça ne correspondait pas du tout à mes orientations musicales et à ce que j’étais d’une manière générale. A l’époque, il existait déjà une dichotomie entre le rock, la variété, le classique… que j’étudiais. J’ai voulu trouver un juste milieu entre tout cela, quelque chose qui corresponde plus à mon désir, mon époque et mon environnement. La musique écrite ne m’intéressait pas. Je n’avais pas envie de jouer celle de quelqu’un d’autre, et qui existait depuis des siècles. J’avais vraiment le désir de vivre dans mon temps. Il se trouve que le jazz et les musiques improvisées me correspondaient le mieux en répondant à tout cela.
Je pourrais me dire que j’ai fait une erreur dans le sens où, en matière de musique improvisée, on est sur la bonne route mais dans la mauvaise direction. Je pense que c’est une musique « hors temps », qui ne correspond à rien aujourd’hui - socialement et artistiquement. Je suis revenu de son principe très politisé. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est l’improvisation en tant que métier comme un autre - à savoir que l’on peut exprimer des choses mais il n’y a pas que cet outil-là. En règle générale, il y a des choses passionnantes à faire, à pratiquer et à expérimenter dans ce registre. C’est un moyen formidable de s’exprimer et de concevoir sa propre musique. J’ai pensé à une époque que la liberté était dans l’improvisation. Aujourd’hui, je ne le pense plus. Ce n’est pas une liberté totale. Lorsqu’on joue à deux, il y a une contrainte énorme qui est l’autre, et les libertés se trouvent dans le choix de ces contraintes. Lorsque l’on a la chance de choisir ses propres contraintes et qu’on arrive à faire avancer son langage par rapport à elles, on est proche d’une certaine liberté. Quand on se fait imposer des contraintes de l’extérieur, la liberté est plus compliquée.
- Didier Petit © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
- Tu dis avoir été considérablement marqué par le Sun Ra Arkestra et le Celestrial Communication Orchestra du contrebassiste Alan Silva, avec qui tu as joué dix ans. En quoi ces deux orchestres ont-il constitué pour toi un déclic musical ?
Des déclencheurs, j’en ai eu d’autres. Il y a eu par exemple la rencontre avec Scott Ross, le claveciniste baroque. Je l’ai rencontré quand j’avais sept ans. Il m’a marqué car lorsqu’il travaillait son clavecin d’une main, il retournait une poele à crêpes de l’autre… Ce fut un vrai déclencheur d’enfance !
Mon premier souvenir musical est un concert du Quatuor Parrenin jouant des partitions de Claude Ballis, un des premiers compositeurs à avoir travaillé sur des partitions aléatoires. C’était la grande période des années 70 où il y avait beaucoup de tentatives d’improvisations. Ce fait a été marquant car je me souviens de la bizarrerie des dessins figurant sur les partitions. Il y a eu ensuite Michel Portal car je le voyais jouer un concerto de Mozart un soir au conservatoire et le lendemain en duo avec Bernard Lubat. J’avais 12 ans. Tout d’un coup, je me suis dit, un autre monde est possible au-delà de la musique classique. Cela m’a ouvert des horizons.
Pour des raisons historiques, les concerts du Sun Ra Arkestra recouvraient toute une partie de l’histoire du jazz. Sun Ra est né au début du siècle dernier et a traversé toutes les époques. C’est un des rares musiciens à avoir su les intégrer dans son orchestre et sa musique. Ses concerts allaient du New Orleans au free jazz en passant à la musique africaine. C’était un panorama total avec une masse sonore formidable.
Dans le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva il y avait aussi, d’une part, la discipline de l’orchestre, et d’autre part, sa manière de nous soulever par la masse sonore, à un moment. On est dans une sorte de lévitation hallucinante. Lorsqu’on l’a vécu, on passe son temps à rechercher cette sensation. J’ai eu la chance de travailler avec lui à 19 ans. Il m’a ouvert des portes musicales en m’apprenant qu’il fallait perpétuellement se chercher, chercher ses propres directions. Il m’a avant tout enseigné le fait que la musique était d’abord une affaire de pratique et que l’écoute de l’autre importait énormément.
Tous ces éléments sont des déclencheurs car je sortais de la musique classique pour aller vers le free jazz. C’était donc un passage important, une initiation. Aujourd’hui, ces expériences se cumulent et font partie de ma pratique.
- Tu de dis être plus un transmetteur de musique - tu affirmes ne pas avoir de musique propre mais fonctionner sur des réminiscences. Quelles influences musicales utilises-tu pour concevoir ta musique ?
Je maintiens ce propos : je ne fais que transmettre une musique qui, à un certain moment, m’a été donnée. Je fonctionne beaucoup sur la réminiscence des idées par rapport auxquelles je me laisse aller. Parfois, il y a des choses qui apparaissent, que je travaille, que je peux manipuler pour aller ailleurs avec mes propres moyens. Beaucoup de gens parlent de leur musique, mais je ne trouve pas toujours que celle-ci leur appartienne. J’entends souvent des choses qui ont déjà existé, parfois depuis longtemps. C’est en ce sens que je parle de réminiscence. Mes influences correspondent à tout ce que j’ai pu entendre depuis mon enfance, car j’ai vu des centaines de concerts. (Ma mère programmait de la musique classique et contemporaine.) Il y avait à Reims le festival Musique de traverse où le jazz avait sa place. J’ai écouté - et par la suite produit - énormément de choses. Toute cette histoire a fini par constituer un bagage qui est entré dans ma pratique.
- Didier Petit © Michel Laborde/Vues Sur Scènes
- Pour tes projets NOHC et Wormholes, tu t’es inspiré de thèmes spécifiques. Selon toi, est-ce une nécessité absolue que de trouver des thèmes pour créer tes formations ?
Non, c’est un choix de toujours partir d’une contrainte et en même temps de créer du lien entre des musiciens qui n’ont pas forcément le même parcours. Ce lien va engendrer une musique particulière. Je cherche donc les moyens de lier les individus entre eux pour que chacun puisse participer de manière intense à la construction de l’objet musical.
Dans le quartet NOHC que j’ai partagé avec Denis Colin, Daunik Lazro et Carlos Zingaro ou Mickael Nick, ce sont les principes atomiques qui étaient la source d’inspiration. NOHC correspondait aux quatre éléments chimiques les plus répandus dans l’univers, qui permettent de créer la vie, c’est-à-dire l’énergie. Chacun dispose d’une puissance qui, une fois unie aux autres éléments, va donner une autre énergie. C’est exactement ce que j’ai essayé de transmettre avec le choix de ces musiciens. On peut dire que la relation atomique a permis de les lier en dehors d’un problème d’écriture et d’esthétique musicale.
Dans Wormholes, (Camel Zekri, Lucia Recio, Edward Perraud et Etienne Bultingaire), c’est un modèle astrophysique (les fameux « trous de vers » censés relier des espaces-temps différents) qui ont été ma source d’inspiration, avec « La vie mode d’emploi » de George Perec, dont la forme et le principe de puzzle ont influencé cette suite en trois mouvements. Il y a aussi un clin d’oeil à la pensée déambulatoire de Moussorgsky dans Tableaux d’une exposition. C’est un objet musical bondissant, à l’instrumentation improbable, construit sur des modes de fonctionnement et des concepts. Je n’écris pas de mélodies, de phrases avec notes et rythmes. J’écris beaucoup sur l’aspect formel, avec des idées qui peuvent découler du concept que j’utilise. Il n’y a donc aucune ligne compositionnelle. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont toutes les idées se mettent en place au moment opportun.
L’idée d’être compositeur m’intéresse assez peu. Je me vois d’ailleurs plus comme un concepteur de musique, car un compositeur n’a pas pour objectif de créer du lien entre les interprètes. Je pense que la musique peut évoluer grâce à des gens qui ne sont pas que compositeurs mais qui savent aussi mettre des musiciens en relation. Pour moi, la musique est une forme d’art social, une histoire de relation directe avec l’auditoire, avec le temps et les personnes entre elles. Les autres formes d’art ont une durée extrêmement différente, et pas du tout la même importance sociale. On peut dire qu’avec la musique, on ne vit pas dans la durée, malgré l’apparition du disque.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans Wormholes, c’est que chacun a écrit quelque chose et est responsable des éléments qu’il apporte. Je leur laisse donc une part énorme. Je peux revendiquer le projet mais pas la musique qui en ressort. Chaque membre a écrit deux morceaux et les propose en temps réel selon ses décisions personnelles. Si, à un moment, il y a un doute, la décision m’incombe d’aller dans un certain sens. Associer les gens pour qu’ils créent ensemble me procure toujours du bonheur et donne un chemin à mon existence.
Concernant les duos auxquels je participe, je n’ai pas imposé ce type de formule. C’est tout simplement le fruit de rencontres avec Lucia Recio, André Minvielle, Terje Isungset ou le chorégraphe Mic Guilaume, qui ont abouti à cela parce qu’elles devaient se faire.
Par contre je ressentais la nécessité de créer le trio à cordes et le quintet Wormholes.
- Tu as été plusieurs années enseignant puis administrateur de l’IACP. Selon toi, l’enseignement du jazz et des musiques improvisées est-il bien mené en France ? Que reste-il à faire ?
L’improvisation ne s’enseigne pas mais se pratique. Donc,il est préférable de faire des ateliers. Il n’y a pas un mode unique d’improvisation. Il y en a autant qu’il y a d’individus. Il n’y a pas non plus de savoirs particuliers à ce sujet. En France, 2% de la population a accès à la pratique musicale, ce que je trouve absolument anormal. L’outil ou le moyen importe peu. Je souhaite qu’elle soit plus généralisée, que dans tous les collèges et lycées de France il y ait un parc d’instruments avec des fanfares, des harmonies, des big bands… Dans les écoles spécialisées, il faut que la pratique amateur se développe davantage. Cela me semble plus important que la seule pratique de l’improvisation.
- Tu as aussi beaucoup travaillé pour l’orchestration d’instruments à cordes, et tu viens de créer un trio à cordes avec la contrebassiste Hélène Labarrière et l’altiste Guillaume Roy. Dans le cadre de ta résidence bourguignonne avec le CRJB, tu as également développé un travail pédagogique avec un ensemble à cordes. Quels intérêts trouves-tu à mettre en avant ces instruments dans ton travail ?
Ce désir vient de ce que, depuis des années, je développe l’utilisation de mon instrument dans d’autres domaines que le classique. Le violoncelle est un instrument aristocratique qui n’arrive pas à se décloisonner. La contrebasse a réussi car elle a été vite utilisée dans le jazz. Les violoncellistes sont peu nombreux à pratiquer une autre musique que le classique. Il en est de même pour le violon et l’alto. Normalement, il devrait y avoir une pratique artistique bien plus importante chez les cordes. Il y a un nombre colossal de personnes qui jouent de ces instruments et toutes restent dans la musique du passé. J’aimerais apporter ma pierre à l’édifice en généralisant leur pratique en dehors de la musique classique. C’est ce que j’ai fait avec l’Orchestre à Cordes du Pays Bourgogne Nivernaise qui rassemble des musiciens de tous niveaux. J’aimerais que cela se développe d’avantage. Ma résidence en Bourgogne a répondu à mes attentes et m’a satisfait. Je regrette seulment que certains Conservatoires n’aient pas répondu à cette demande. Il y a une certaine forme de frilosité.
- Didier Petit / Pablo Cueco © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
- Quels sont tes projets ?
En février, j’enregistrerai la seconde partie de Déviation : les trois dernières suites. J’avais décidé depuis longtemps de crééer les six pièces de ce répertoire, qui mêle parties écrites et improvisées. C’est une manière d’aborder le violoncelle en montrant tout ce dont il est capable. Je prévois aussi de travailler sur le développement du nouveau trio avec Hélène Labarrière (contrebasse) et Guillaume Roy (alto). C’est pour moi une plate-forme où chacun est libre d’apporter sa touche personnelle à l’écriture et à l’interprétation. Les thèmes écrits sont volontairement courts pour laisser place à un contexte d’improvisation semi-guidée.
Je pars aux Etats-Unis participer au festival Minnesota sur Seine. J’y donnerai une série de concerts à l’initiative de Jean Rochard (NATO), programmateur du festival. Je jouerais avec Gary Schulte, Milo Fine et Douglas Ewart. Il s’agit de journées de rencontres. Je dois y retourner en février pour enregistrer la deuxième partie de Déviation et rencontrer d’autres musiciens américains à Chicago, Seattle etc. sur le territoire américain…
- Depuis quelques années, tu diriges le label In Situ qui compte aujourd’hui un certain nombre de références. Beaucoup qualifient l’avenir du disque d’incertain, et les points de vue sont partagés. Qu’en penses-tu ?
On a dit très souvent que le livre disparaîtrait, or il est toujours là. On a dit la même chose du disque, qui continue d’exister. Je ne sais pas quelle forme il prendra. Il y a des tendances conjoncturelles liées à des effets de mode où tout le monde pense avoir une solution à un moment donné. Je pense que le disque a encore beaucoup de choses à faire et que la crise actuelle qu’il connaît lui permettra de retrouver à un moment une nouvelle dynamique de valeur, car il s’était énormément banalisé. Il reste un moyen et un objet intéressant à utiliser. Je ne crois pas à la dématérialisation généralisée du support. Il existe une tendance à vouloir tout dématérialiser quand on est jeune, mais celle-ci s’atténue avec les années : on a plus besoin d’objets qui nous rappellent que la matière existe.
Lorsque j’ai créé le label In Situ en 1990, je ressentais une certaine passion pour la notion d’objet car le disque est le seul outil du XXème siècle qui lie la littérature, les arts plastiques et la musique dans un même objet industriel. Ce concept de réunion de trois formes d’art m’a très vite sensibilisé. Chacune n’occupe qu’une part infime pour l’artiste : jamais un musicien ne dira que tout son art se retrouve sur disque puisqu’il le vit sur scène, en jouant en direct. Mon travail avec In Situ est aussi une façon de lier entre elles des personnes aux métierf bien différents autour d’un objet commun qui est le disque. Je constate qu’avec le temps, il y a eu inversion de la tendance voulue par l’industrie du disque. Alors que les premiers disques ont été enregistrés pour garder la trace d’un concert, donc d’un instant unique, je me suis aperçu qu’ils ont finalement réussi à imposer leur format et que les gens vont au concert pour revivre en live l’émotion du disque.
- Le téléchargement sur Internet ne te fait donc pas peur ?
Non, c’est un moyen comme un autre de diffuser la musique. chez In Situ, nous restons très attachés à la notion d’objet pour des raisons historiques. La musique que nous produisons n’est pas téléchargeable, ce serait une absurdité économique et esthétique pour ce qui nous concerne. C’est un choix que nous avons fait ; d’autres labels indépendants ne feront peut-être pas le même. En ce moment, les gens qui vivent du disque sont obligés de s’adapter mais lorsqu’on est passé des 33-tours au CD, beaucoup de labels ont disparu aussi. A chaque changement sa nécessaire adaptation.
Personne ne connaît de solutions à la crise actuelle. J’aime assez les périodes où personne ne sait car les gens sont un peu plus humbles et ne te font pas la leçon.
- Au milieu des années 2000, tu as expérimenté un nouveau concept en proposant d’enregistrer un disque en temps réel lors d’un concert pour le distribuer à la fin. Ne serait-ce pas une voie à explorer ?
Cela n’a pas fonctionné - ce qui ne signifie pas que l’idée n’était pas intéressante. Mais personne n’a voulu retenter l’expérience. C’est le festival Sons d’hivers qui était à l’initiative de cette idée. Nous l’avions lancée et proposé à beaucoup d’autres festivals sans influencer la programmation et cela n’a intéressé personne - trop de coûts supplémentaires. Aujourd’hui, je n’ai absolument aucune idée sur les solutions à apporter à cette crise du disque.
Propos recueillis le 17/05/08.