Amalie Dahl, vers le soleil
Rencontre, à Oslo où elle réside, avec la saxophoniste danoise Amalie Dahl.
Elle est dans notre viseur depuis la sortie du premier album de son quintet Dafnie, en 2022. Sur scène, Amalie Dahl ne s’impose pas en force, mais avec un propos clair et captivant. Sa maturité étonne : quatre albums parus depuis la fin 2023 le prouvent. Son solo Memories, Baob du trio Treen, Live In Europe par le trio Dahl, Dalen, Søvik et le deuxième album de Dafnie, accompagné d’une tourné européenne. Le quintet, sorte de dream team de cette nouvelle génération scandinave, semble ne pas pouvoir décevoir. Et si, pour Dahl, l’amitié et le travail sont les clés de cette précocité, nous pouvons, après cette rencontre, ajouter que vision artistique et honnêteté sont également gages de réussite.
- Amalie Dahl © Laurent Orseau
- Le premier album de votre quintet Dafnie avait quelque chose de multiple et nerveux. Ce second album a une narration plus calme et semble porter une réflexion plus globale. Politique même : le single « We Don’t Want Your Stupid War » a servi à collecter des dons pour Médecins sans Frontières afin de soutenir la population de Gaza. Vous dites que « la musique de l’album commente la puissance ultra-capitaliste du monde ». Il se nomme Står Op Med Solen, que l’on peut traduire par Debout avec le soleil. C’est un appel à l’action ou au contraire à méditer et prendre de la distance ?
Står op med solen est un album qui aspire à ce que les humains ne fassent qu’un avec la nature. Je l’ai pensé à la fois comme un appel à l’action et à la réflexion sur notre besoin de ralentissement, tant au niveau personnel que pour l’humanité en général. Nous avons créé un système qui n’est pas sain pour nous ni pour la planète. Nous n’avons plus besoin de croissance, nous devons prendre du recul, produire moins, acheter moins, lutter moins. Il y a en réalité beaucoup de chagrin à propos de la condition du monde dans cet album. Il s’exprime de manière différente selon les morceaux.
- Comment s’est faite la transition du premier au second album ?
Quand nous avons enregistré le premier album, le groupe était frais. Nous avions répété, mais nous n’avions joué que deux concerts. J’avais en tête un son très clair et tout est allé vite. Façonner la musique ensemble est essentiel pour mieux nous connaître. Nous sommes partis en tournée et les titres ont évolué. À l’automne dernier, il a fallu déterminer l’étape suivante pour Dafnie en tant que groupe et pour moi en tant que compositrice et leader. J’ai décidé que la musique aurait un fil rouge solide, comme une suite. La réflexion que vous ressentez vient d’un développement personnel en tant que musicienne, et aussi du simple fait de grandir/vieillir. Je voulais aussi que chaque membre du groupe puisse apporter son identité à la musique. On se connaît tous beaucoup mieux.
- Amalie Dahl © Laurent Orseau
Sur le premier disque, j’avais en tête un free jazz à la Ornette Coleman. Beaucoup d’unissons, avec des secondes voix et des ajouts comme des ornements spontanés. Sur Står Op Med Solen , j’ai décidé des arrangements avant de les proposer au groupe, mais suis restée ouverte. Je « plante des graines » puis je recueille idées et contributions. Il faut toujours un équilibre entre liberté, surprise et matériau composé et il faut passer par la composition pour créer des possibilités qui vont au-delà des habitudes et attentes.
- Votre quintet Dafnie, le trio Dahl/Dalen/Søvik, le trio Treen, votre solo, les groupes SUPERSPREDER, Nice Things Full Community, Noize R Us, auquel il faut ajouter Trondheim Jazz Orchestra et d’autres orchestres… Depuis fin 2021, vous avez pris part à un grand nombre de projets. Les avez-vous comptés ?
(Elle rit) Non, je n’ai pas compté ! Oui, énuméré de cette façon, ça peut faire beaucoup mais je ne suis pas seule à faire tout ça et je suis heureuse de ne pas avancer seule, j’adore les collectifs. Cela dit, c’est vrai, à l’automne dernier, j’ai annoncé ne plus vouloir intégrer de nouveau groupe… et puis j’ai rencontré Gintė (Preisaitė) et Jan (Philipp) à Copenhague, nous avons joué ensemble et c’était trop beau et trop excitant pour nous arrêter là. Nous avons créé le trio Treen et enregistré la musique, qui a été publiée dans la foulée, en janvier 2024.
La musique est importante. Si ce n’est pas suffisant pour vivre, je n’ai pas peur d’avoir un emploi en dehors.
- Plus sérieusement, comment parvenez-vous à prioriser, quelle est la priorité ? Peut-être gagner sa vie ?
C’est vrai, c’est difficile de prioriser, trouver l’équilibre entre jouer, gérer, créer et… se reposer !
Dafnie est le projet qui me demande le plus. J’écris la musique, je promeus, je booke les concerts, je demande les financements, je réserve les billets, je planifie, je gère la logistique….
Superspreder, Dahl/Dalen/Søvik et Treen sont des groupes démocratiques où tout le monde contribue de manière égale à la création et à l’administration. J’aime travailler en collectif, créer ensemble, grandir, se compléter. Mais j’aime aussi pouvoir faire les choses à mon rythme et avoir le dernier mot. Dans les collectifs, il y a beaucoup de compromis. Cela nourrit, mais cela vous rend aussi dépendant des autres, pour le meilleur et pour le pire.
C’est vrai que pour gagner sa vie il faut beaucoup de concerts, mais je fais en sorte que cela n’influence pas la création. Ce n’est pas par besoin d’argent que je joue dans tous ces groupes. Je le fais parce que j’aime la musique, les musiciens et parce que la musique est importante. Si ce n’est pas suffisant pour vivre, je n’ai pas peur d’avoir un emploi en dehors. J’ai travaillé comme professeur de natation en marge de la musique, à Trondheim. L’envie de créer de la musique et de la partager doivent rester le moteur.
- Quand êtes-vous devenue musicienne ?
Bonne question ! La réponse dépend de la définition de ce qu’est un musicien. Pour ma part, c’est au conservatoire de Trondheim [1] que j’ai un jour réalisé que je pourrais devenir professionnelle. La musique a toujours eu une place importante. J’ai dansé et étudié la danse folklorique de l’âge 2 à 6 ans, chanté dans des chorales de 14 à 18 ans, commencé le saxophone avant 7 ans.
- Dahl/Dalen/Søvik © Laurent Orseau
- Pourquoi le saxophone ?
Un mélange de hasard et d’attirance, et ça a marché dès que je l’ai vu et essayé. Pourtant je ne pensais pas devenir professionnelle quand j’étais petite. Je me suis spécialisée en biotechnologie dès la fin du lycée, tout en passant mes soirées à l’école de musique et à jouer dans des groupes. À 20 ans, j’ai profité d’une année sabbatique pour pratiquer davantage en ayant pour seul objectif de devenir « la meilleure possible » au saxophone tout en me disant que j’allais reprendre les études scientifiques, et… je n’y suis jamais retournée ! J’aime tellement jouer, créer et faire partie de cet environnement professionnel.
Avoir de vrais bons amis, c’est déterminant.
- Pouvez-vous citer une rencontre marquante dans votre vie ?
Pas une rencontre en particulier, mais mon déménagement en Suède pour étudier à Fridhems Folkhögskola a été important. Quand je me suis retrouvée au milieu de ces musiciens si doués, c’était incroyable. Je me sentais tellement chanceuse. À mon arrivée, je disais qu’il y avait dû y avoir une erreur. Ils étaient tous meilleurs que moi ! J’ai donc travaillé, beaucoup. J’ai beaucoup fait la fête aussi ! Avoir de vrais bons amis, c’est déterminant. Les personnes que j’y ai rencontrées sont toujours mes meilleur·e·s ami·e·s. Cet endroit m’a donné l’espace pour grandir en tant que musicienne et personne humaine.
- D’où vous vient le rapport à la danse et au rythme que l’on ressent dans votre musique ?
Comme je l’ai dit, j’ai pratiqué la danse folklorique quand j’étais enfant, et je réalise que je me suis lancée dans l’improvisation en jouant en duo avec la batteuse Emma Lönnestål. C’est sans doute là qu’est né cet intérêt pour le rythme et l’interaction. J’adore ça, je m’amuse. Mais je n’ai pas travaillé les rythmes impairs et les polyrythmies autant que d’autres musiciens. Je crois que j’ai fait une overdose de mathématiques en ayant étudié la technologie !
- Vous jouez de l’alto et du baryton. Ont-ils une histoire particulière pour vous ou sont-ils interchangeables ?
L’alto est cher à mon cœur, c’est mon son. J’ai commencé le baryton parce que j’ai rencontré un gars qui avait un vieux modèle mais qui n’en jouait pas. Je l’ai emprunté, j’en suis tombée amoureuse et je le lui ai acheté. Le baryton me fait entendre différemment : me concentrer sur le fond, le groove ou le riff, et moins sur la mélodie. C’est un instrument puissant. Malheureusement, ce n’est pas un partenaire de voyage idéal et le mien, qui date de 1914-15, ne rentre pas dans les flight cases modernes ! Je réfléchis donc à la manière de poursuivre notre relation. Acheter un nouveau baryton avec une mécanique plus fluide que l’ancien, ou trouver un étui sur mesure pour mon vieil instrument. Grand dilemme des musiciens en tournée.
- Amalie Dahl avec Henrik S. Dalen © Laurent Orseau
- Comment expliquez-vous le « tropisme » de toutes ces saxophonistes altistes venues du Danemark – Lotte Anker, Laura Toxværd – et/ou qui habitent en Norvège : Mette Rasmussen, Signe Emmeluth… et vous !
Vous pouvez ajouter Maria Dybbroe qui vit à Oslo aussi. Je ne sais pas si je peux l’expliquer. Je ne faisais pas d’improvisation lorsque je vivais au Danemark. Je pense que c’est une coïncidence. Ou alors c’est simplement l’environnement, la scène jazz en Norvège qui est si incroyable qu’elle crée une émulation. Signe et Mette m’ont influencée à Trondheim. Maria et moi avons fréquenté la même école de musique lorsque nous étions ados. J’admire aussi beaucoup son travail. Bien sûr, Anker et Toxværd m’ont inspirée, mais je ne les ai découvertes qu’après avoir quitté le Danemark. Pour moi, la filiation n’est pas évidente ou alors c’est inconscient !
J’ai beaucoup écouté For Alto d’Anthony Braxton et je reviens toujours à Ornette (Coleman) pour trouver l’inspiration pour l’improvisation mélodique.
- Votre album solo, Memories, sonne comme un appel à saisir le présent, avec ces morceaux formant le mantra « Here And Now, Soon Will Be, No More Than, A Memory ». Qu’en est-il ?
Oui. Comme sur Står op med solen, l’idée est que nous, humains, sommes trop occupés, nous devons ralentir et profiter du moment présent. Mais c’est aussi une réflexion sur le temps de la musique. Je voulais rappeler que ce que nous créons en tant qu’improvisateurs lors d’un concert est unique et éphémère. Seules les personnes présentes dans la salle vivent ce moment particulier.
- Quels sont les solos de saxophone qui vous ont marquée, sur disque ou sur scène ?
Entendre Mette (Rasmussen) en solo m’a marquée. Sa présence et sa puissance m’ont époustouflée. J’ai beaucoup écouté For Alto d’Anthony Braxton, aussi.
Enfin, même si l’on ne peut pas parler de solo, je reviens toujours à Ornette pour trouver l’inspiration pour l’improvisation mélodique.
Je pense que la musique live m’a beaucoup façonnée. J’ai assisté à énormément de concerts lorsque je faisais partie des programmateurs des soirées Fri Form à Trondheim, de 2019 à 2022. Enfin, j’ai récemment étudié avec Rolf-Erik Nystrøm qui m’a fait me concentrer sur les multi-phoniques et les « petits » sons, qui sont très présents sur mon disque solo.