Chronique

E.S.T.

Leucocyte

Esbjörn Svensson (p), Dan Berglund (cb), Magnus Öström (dm)

Cela commence par quelques notes amenées de la plus douce des manières. Un débit acoustique qui pourrait laisser croire à un album de jazz très honnête et très propre sur lui. Ce serait ignorer la conception artisitique très poussée de ce trio. Car très vite l’on s’aperçoit qu’il y a quelque chose derrière les choses. Quelque chose de caché là, un drame immanent, une tension qui point. Tension sourde mais toujours palpable.

Paradoxalement cet album-ci, le dernier enregistré avant la mort, cet été, d’Esbjörn Svensson lors d’un accident de plongée, est à notre sens le meilleur du trio. Peut être le plus abouti artistiquement. Paradoxalement en effet puisque que cet enregistrement, réalisé en Australie, est le résultat d’une longue séance d’improvisation. Rien d’écrit. Tout au feeling dans le studio. Il faut atteindre un point extrême de fusion et d’intimité télépathique pour parvenir à vibrer comme ici sur la même intention spontanée. On appelle cela l’osmose. Dépassant les canons du jazz, ces trois-là vont puiser leur inspiration à d’autres sources. Elle vient de la pop pour beaucoup et de Radiohead certainement, mais ne renie pas les apports de grands trio de jazz comme celui de Meldhau, référence réciproque avouée.

Dès le deuxième titre, c’est du E.S.T reconnaissable entre mille. Svensson prend son temps, utilise l’espace et s’affranchit de toute contrainte formelle tandis que la rythmique crée une mise en tension permanente. La musique exerce alors son pouvoir de fascination totale, suggère moins qu’elle ne dit, nous laissant captivés, captés dans la toile qu’ils tissent autour de nous. Il y a là un effet très visuel qui évoque de longs travellings. Dan Berglund dans le rôle du bassiste-guitariste livré à lui-même porte littéralement tout l’album, inspirant autant de respiration régulière que de sauvagerie folle. Magnus Östrom utilise sa caisse claire comme des balles de mitraillette juxtaposant à ce no man’s land des images de guerre et de chaos. Et puis il y a ce sublime morceau de 9 mn, « Still » où derrière un espace patiemment construit se dessine une mélodie, comme une ligne d’horizon qui, lentement, se détache du paysage, se rapproche à pas comptés et s’installe enfin, nettement, dans un moment d’émotion rarement atteint chez E.S.T. Beau à pleurer.

Au début de Leucocyte, pièce conçue en quatre parties (« Ab Initio » ; « Ad Interim » ; « Ad Mortem » ; « Ad Infinitum »), c’est un univers de chaos et de fureur qui s’installe. Vient ensuite une plage entière de silence total, « Ad Interim », comme une césure obligée après une expression paroxystique irrésistible. « Ad infinitum » clôt cet album de manière envoûtante sur une sorte de carillon d’église fantomatique dans une mise en scène angoissante que ne renierait pas un dramaturge comme Castelluci.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit tout au long de cet album : d’un drame à l’antique où le paradis le plus pur côtoie l’enfer de Dante. Les dernières notes nous laissent sur une interrogation manichéenne où les frontières du paradis et de l’enfer semblent mêlées. Ces notes, parce qu’il s’agit précisément des dernières enregistrées par Svensson, sont poignantes. Et le silence qui suit est assourdissant.

par Jean-Marc Gélin // Publié le 25 octobre 2008
P.-S. :


Article paru à l’origne dans les DNJ