Tribune

Gato Barbieri (1932 - 2016)

Disparition de Gato Barbieri : retour sur ses œuvres et son parcours musical, au cœur de l’histoire des musiques populaires au XX° siècle.


Le saxophoniste argentin laisse une œuvre d’une incroyable richesse et diversité, dont certaines étapes ont compté dans l’histoire de la musique.

Si vous voulez faire connaissance avec Leandro « Gato » Barbieri, qui vient de nous quitter, écoutez l’« Hotel Overture » du splendide Escalator Over The Hill de Carla Bley. Tout particulièrement son solo « hors tempo » qui commence à 7’44’’ et s’achève à 9’50’’ par une modulation qui met un terme à la tension, qui risquait en effet de devenir trop forte. Un peu plus de deux minutes qui constituent le solo de saxophone ténor le plus tendu de l’histoire du jazz, donc de l’histoire de la musique, à la limite du cri de bête qu’on égorge, du hurlement, mais qui repose aussi sur l’utilisation de registres inventés avant lui par les « honkers » et autres saxophonistes expressionnistes. Chaque fois que j’écoute cette ouverture, quand arrive ce moment, je sais que je vais avoir la peau tendue et les poils hérissés. Il m’arrive même de chercher à l’éviter, car il est en quelque sorte l’exemple même du « plus de jouir » insupportable. Le beau, parfois, non seulement est bizarre comme disait Baudelaire, mais il est trop réel pour être supporté.

Heureusement, le petit chat argentin a laissé d’autres œuvres magistrales. C’était l’époque ou le « free jazz » dominait, et en même temps cherchait des issues à ce qu’on croyait qu’il était (de l’improvisation radicale sur le modèle supposé du disque éponyme d’Ornette Coleman), alors même que ses grandes réussites avaient tout à fait évité cette (soi-disant) radicalité : de Our Feelings And Our Meanings de Portal/Kühn/Thollot au concert de Portal à Châteauvallon en 1972 en passant par People In Sorrow (Paris, 1969) de l’Art Ensemble. On connaît - et on aime - du Gato des années 60 ses rencontres avec Dollar Brand (Hambakhale), sa fréquentation de Jean-François Jenny-Clark et Aldo Romano, et puis encore et toujours son disque avec les mêmes, Karl Berger et Don Cherry, le superbe Togetherness (1965). Voilà pour le free pur jus.

Fin des années 60, c’est le moment de la passe. Non que la « mélodie » revienne (il ne s’agit ni de mélodie, ni de retour, mais d’avancées), mais la leçon même du dernier Coltrane est comprise, avalée, digérée. Pour Gato Barbieri l’Argentin, c’est l’occasion de suivre les encouragements de son grand aîné en tango, Astor Piazzolla, qui lui indique la voie d’une appropriation de la musique de son pays. Elle sera légitime, et ensuite juteuse. Au fil des années et des disques, nous laisserons Gato Barbieri à son succès, non sans avoir adoré au point de les user jusqu’à la dernière cire les « Flying Dutchman » qui s’appellent The Third World, Fenix et Yesterdays. Et nous n’oublions ni le dernier tango, ni ses érotiques.

Il est donc bien clair que pour moi (Escalator comme disque d’île déserte) Gato Barbieri a tellement compté que sa vie est aussi éternelle que la mienne. Pas grand-chose, mais tant qu’il est là et que moi aussi, ça se tient. Et ça s’aime. En espérant récolter, on ne sait quoi il est vrai.