Chronique

Jacky Terrasson

Mirror

Jacky Terrasson (p)

Label / Distribution : Blue Note

Il y a des albums qui incitent à faire de la musique. Certains donnent envie de pousser les portes des salles de concerts. D’autres encouragent à se (re)plonger oreilles et âme dans l’Histoire du jazz.

Mirror appartient à la dernière (et non la moindre) de ces catégories – même si la liste est loin d’être exhaustive –, celle qui donne envie de s’asseoir et d’écouter. Car le premier album solo du « frenchy » de Blue Note ne s’écoute pas en fond telle une ambiance piano bar, mais délivre une musique exigeante. Si certains disques s’écoutent avec le pied et d’autres avec le cœur, chez Terrasson l’oreille se doit d’être aux aguets. Pour en finir (ici) avec les listes à la Perec, ponctuons notre présentation de cette ultime énumération : parmi les albums de piano solo, il y a ceux qui donnent envie de tirer son mouchoir et d’autres son chapeau – et, malgré quelques légers bémols, Mirror fait partie de ces derniers.

Dans son dernier album, Terrasson mise moins sur la virtuosité que sur la musicalité, par la grâce d’un toucher parfois rugueux : il frappe puis caresse le piano sur une reprise vivifiante de « Caravan ». Il perpétue cette délicieuse habitude qui consiste à redonner vie à des standards dont on n’attendait ni n’entendait plus rien (cf « La Marseillaise » sur A Paris). Sur ce thème archi-célèbre et célébré d’Ellington, le pianiste joue et se joue de toutes les nuances et le piano (re)devient percussion. Jacky, ce pianiste qui nous veut du bien, est un musicien rythmé et surprenant, loin de l’hypnose engendrée par certains de ses semblables (Monsieur Jarrett par exemple). Souvent les solos proposés sur les standards par nos pianistes contemporains, pour se démarquer de toute l’Histoire du jazz, partent dans tous les sens en perdant de vue le thème principal, défaut auquel Brad « rock’n roll » Mehldau n’échappe pas. Ici, au contraire, la mélodie en chef de « Caravan », même sur les moments frappés, s’exhale littéralement à chaque instant.

On peut déplorer que, sur ses compositions (un « Go round » sans fougue par exemple), le pianiste semble en « garder sous la chaussette ». Même si le très réussi « Juvenile » n’offre aucune note superflue mais un jeu dépouillé où chaque note, claire, balance entre accent debussiens et « Musical » à la Gershwin, Terrasson excelle davantage dans l’interprétation singulière et inspirée de standards (un langoureux « Everything Happens to Me » ou « Just A Gigolo », entre autres) : sur « You’ve Got A Friend » il livre le genre de prestation qu’on attend aussi sur album de piano solo, grave et profonde. Mais c’est peut-être la seule chose qu’on puisse reprocher à « Mister T(errasson) » : ne pas nous surprendre plus que de raison ou nous frustrer sur le final « Happy Birthday » dont on aurait tant voulu avoir une version complète. Si, et seulement si, la perfection est un péché, alors le pianiste a fauté.

Tout cela ne doit pas faire oublier l’autre grande qualité de Terrasson, à savoir prendre son temps pour savourer et digérer la musique. L’apparition du CD avait créé un défaut : la musique se bornait au rôle de compagne de trajet ennuyeux, et devenait par là même un art à « consommer » en faisant autre chose. Terrasson fait de ce vice un mauvais souvenir : grâce aux silences, il incite à prendre son temps, mais sait aussi accélérer quand il le faut (cf un « Cherokee » tendu à souhait).

55 minutes de Mirror par jour, tel est mon traitement contre la société de consommation, car notre façon d’écouter la musique réfléchit notre manière de vivre comme un « miroir » de notre civilisation. Et pour le coup, Mirror est à consommer sans modération.