Chronique

John Greaves

Greaves Verlaine

Label / Distribution : Zig-Zag Territoires

« Greaves chante Verlaine » : pour être tout à fait honnête, l’idée avait, au départ, de quoi laisser perplexe. Le problème de la langue, d’abord. Certes, le chanteur gallois vit dans notre pays depuis plus de vingt ans, assez pour affiner sa maîtrise du français, pas tout à fait assez pour se délester totalement de son accent « british » - le déficit d’intelligibilité n’étant pas forcément compensé par le charme de cette imperfection…

Les fidèles se souviennent sans doute des premières incursions de John Greaves dans la « chanson française », dans les années 1980-90 : « Rose c’est la vie », inspirée par Marcel Duchamp (sur l’album La Petite bouteille de linge), mais aussi « Simple démographie », jamais immortalisé sur disque hélas, ou encore son projet avorté autour de Francis Ponge… Ces premières tentatives restaient empreintes, pour les raisons citées, d’un certain exotisme linguistique. On ne fut donc qu’à moitié étonné que, pour son premier album intégralement en français, Chansons (2004), sur des textes de Christophe Glockner, Greaves préfère déléguer ses lead vocals à une Française… et pas des moindres, puisqu’il s’agissait de la divine Elise Caron.

Relever lui-même le défi d’un album entier chanté en français, c’était une autre histoire ! Greaves hésitait encore, et nous comprenions bien cette hésitation. Au-delà de la question linguistique (à laquelle se superposait l’impossible deuil de sa collaboration jadis si fructueuse avec Peter Blegvad), il y avait sans doute la crainte, entretenue il est vrai par de funestes précédents, que l’exercice ne l’entraîne malgré lui - et malgré Verlaine ! - sur la voie d’un académisme ronronnant. La découverte du répertoire en concert, dans des orchestrations dépouillées, à dominante acoustique, devait nous rassurer quant à l’inspiration du compositeur, sans toutefois balayer définitivement nos doutes sur la pertinence ultime de l’entreprise.

C’est dans cette posture de relatif scepticisme que l’on aborde l’écoute du disque. Et là, surprise. Dès l’introductive « Chanson pour elle », on est frappé par la modernité du propos. Avant même de prêter attention aux mots, c’est la « mise en son » qui fascine et séduit. Les accords du piano Fender et la batterie aux balais plantent le décor, puis la voix profonde et rauque de Greaves entre en scène, captant d’emblée l’attention. L’orchestration s’enrichit peu à peu, jusqu’à évoquer les productions du Brian Wilson de l’âge d’or : l’harmonica rêveur de Karen Mantler, la scie musicale aérienne de Fay Lovsky, les guitares, saturées mais pas agressives, de Jef Morin, sans oublier un ensemble à cordes virtuel concocté par Arthur Simonini et Laurent Valéro. Plus loin, on remarquera aussi l’apport discret mais essentiel du fidèle Scott Taylor, accordéoniste mais aussi préposé plus occasionnel aux cuivres.

Cette entrée en matière pourrait laisser penser que Greaves a voulu bannir, dans sa mise en musique de Verlaine, tout ce qui pouvait rappeler que les vers du « prince des poètes » remontent à plus d’un siècle. Ce qui aurait été louable, mais illusoire, car l’écriture de Verlaine trahit parfois son âge, dans son vocabulaire comme dans ses thématiques, qui ne trouvent parfois qu’un écho lointain dans notre époque. Greaves a eu le goût et l’intelligence de ne s’interdire ni un certain « rétro » – chantés sur des rythmes de valse entraînants, « Streets » ou « Beams » trouveraient sans problème leur place dans les bals populaires – ni la nostalgie, à l’image du leitmotiv mélodique poignant qui sous-tend « Le piano que baise une main frêle ». Et il ne s’est pas davantage focalisé sur la seule poésie « respectable » de Verlaine, se délectant tout autant de la veine plus salace de ses ultimes recueils, à l’image de « Triolet à une vertu… », savoureux dévoiement d’une fameuse fable de La Fontaine.

On saluera au passage l’usage judicieux que fait ici Greaves de son alter ego féminin, Jeanne Added : une présence d’abord tenue à distance par le « mâle » (les chœurs fantomatiques de « Séguidille », qui en accentuent l’érotisme vénéneux), mais finalement autorisée à faire jeu égal avec lui (« Le piano… », « Triolet… »). On déplore malgré tout, secrètement, de ne pas l’entendre davantage : on avait du reste connu John Greaves plus partageur, poussant parfois l’effacement jusqu’à devenir un personnage secondaire de ses propres disques (sur Songs par exemple). Si c’est le cas ici en tant qu’instrumentiste, le chanteur, lui, se taille cette fois la part du lion… Au risque de déplaire, y compris à ceux qui, par ailleurs, goûteront au plus haut point l’accompagnement instrumental. Greaves, qui n’ignore pas l’autocritique, qualifie lui-même sa prestation vocale de « rauque et monotone », tout en assumant pleinement ses choix. On est globalement tenté de lui donner raison, en mettant particulièrement en exergue son « Colloque sentimental », où sa voix personnifie à la perfection le « vieux parc solitaire et glacé », théâtre du dialogue de sourds pathétique de deux âmes en désamour.

Dans son célébrissime « Art poétique », Verlaine faisait l’éloge des vers impairs. John Greaves en connaît un rayon sur le sujet, lui qui a passé ses vertes années à jouer les compositions ultra-complexes de groupes progressifs comme Henry Cow ou National Health, et en a conservé un penchant certain pour les architectures rythmiques improbables. Devenu moins ostentatoire avec les années, il n’en est que plus délectable, comme dans ce petit bijou qu’est « Chanson d’automne » version Greaves - seul texte du lot, avec le sus-cité « Colloque… », à avoir été également mis en musique par Léo Ferré. Force est de reconnaître que le Gallois surpasse ici son illustre devancier, dont l’adaptation façon pastiche jazzy n’était pas sa plus inspirée. Par un jeu très fin sur les métriques, Greaves imprime son propre rythme au poème, ralentissant la cadence des première et troisième strophes grâce à des mesures plus amples, l’accélérant dans la deuxième en revenant à une structure plus resserrée, qui la transforme astucieusement en simili-refrain. Le résultat est d’autant plus touchant que l’instrumentation prend avec ce morceau une coloration acoustique inédite jusque-là : l’épure du duo piano/violon (Dominique Pifarély, magistral comme toujours) n’en est que plus lumineuse.

Moins complexe, mais plus ambitieux encore, « Le piano que baise une main frêle » est peut-être la réussite majeure du disque. A la beauté de la musique, déjà soulignée, s’ajoute une créativité accrue dans l’art de la « sculpture » sonore. Il convient de signaler le rôle décisif joué sur ce point par les Recycleurs de Bruits, autrement dit le sus-nommé Jef Morin et son acolyte Nico Mizrachi, bidouilleur surdoué et principal garant de l’esthétique résolument moderne de l’album. Ce « Piano… » est la version « courte » (six minutes tout de même) d’un montage expérimental agençant les nombreux éléments de l’orchestration dans toutes sortes de combinaisons successives. C’est, comme il se doit, le piano (Marcel Ballot) qui expose d’abord sa ritournelle poignante. D’abord récité, le texte est ensuite chanté, en alternance ou de concert, par John Greaves et Jeanne Added, sur fond de recomposition permanente de l’instrumentation, comme une sorte de copier-coller géant. Le miracle étant qu’en dépit des artifices technologiques utilisés, le résultat conserve son authenticité organique, et donc son impact émotionnel, décuplé par les réapparitions épisodiques du piano.

Cette capacité de la production à unir en un tout cohérent des ingrédients sonores a priori disparates, on la retrouve à l’échelle de l’album, et si celui-ci s’impose au final comme une entité indivisible, c’est en grande partie à elle qu’il le doit. Le défi était d’autant plus incertain que la diversité stylistique des musiques, comme celle des œuvres [1] est grande. La forte ligne directrice imprimée par les producteurs, en unifiant le propos sans l’uniformiser, achève d’asseoir l’opportunité et la crédibilité de ce mariage, par-delà les frontières et les époques.

Verlaine aurait pu n’être pour Greaves qu’un prétexte, pis, une solution de facilité. Au lieu de cela, il a su se montrer à la hauteur de l’enjeu en inventant un univers musical où la poésie de Verlaine trouve naturellement sa place. C’est l’essentiel… Le reste, comme dirait l’autre, est littérature…

par Aymeric Leroy // Publié le 15 mars 2008

[1(quatre poèmes sont issus des Romances sans paroles, les sept autres provenant chacun d’un recueil différent, distants pour certains d’un quart de siècle