Chronique

Kumquat

Quick & Dirty

Sylvain Choinier (g), Raphaël Quenehen (saxes), Clément Lebrun (elb), Julien Bloit (dm)

Label / Distribution : Zig-Zag Territoires

Étrange destin que celui d’Igor Stravinski, ce fils de chanteur que la Révolution a détaché de sa Russie nourricière, livrant ainsi au monde un génie singulier qui sera français puis américain, dodécaphonique puis néo-baroque, hué puis acclamé, avant de trouver le repos éternel dans la lagune de Venise.

Rien ne paraît plus étranger à ce parcours excentrique que Rouen, la ville aux cent clochers et à la pluviométrie légendaire où on ne doit pas rigoler tous les soirs, dans l’ombre des églises ruisselantes de bruine. Et pourtant, demandez à Sylvain Choinier guitariste, compositeur et leader de Kumquat et à Raphaël Quenehen, saxophoniste de ce même groupe, si Rouen est triste : ils vous riront au nez. Car Rouen, c’est la ville des Vibrants défricheurs, collectif de jeunes artistes regroupant musiciens, plasticiens, acteurs et techniciens du spectacle vivant au sein duquel se sont rencontrés nos deux musiciens.

Très bien, direz-vous, mais que vient faire Stravinsky à Rouen ? Eh bien, écoutez donc Quick & Dirty, premier disque du groupe Kumquat, que vient de faire paraître Zig-Zag Territoires, et vous y reconnaîtrez, dès les premières secondes, exposé au saxophone soprano, le thème introductif de « L’adoration de la terre », première partie du Sacre du printemps. Amateurs de third stream, soyez cependant prévenus : votre bonheur ne va durer que quelques secondes, car succède bientôt à ce terrain familier subtilement précédé de touches de basse électro-acoustique fretless et de glissements d’une aérienne guitare, un thème au parfum ethnico-zornien plein d’entrain, aussitôt interrompu par une déflagration de guitare saturée. Le thème initial réapparaîtra doucement à la guitare quatre minutes plus tard, là encore suivi d’un break de toms savamment inspiré par l’intervention des timbales dans la partition de Stravinski. Ouf ! En quelques minutes du premier morceau, que de choses à se mettre sous l’oreille, qu’elles soient brutales et immédiates comme du rock, ou subtiles et savantes comme de la musique contemporaine.

Il faut dire que dans ce groupe, il y en a, de la science : le batteur, Julien Bloit, ingénieur en informatique, termine un doctorat à l’IRCAM ; le bassiste, Clément Lebrun, diplômé de musicologie, est passé par le Conservatoire de Paris, prestigieux établissement qui accueille aussi le multi saxophoniste, Raphaël Quenehen. Quant aux bancs de la Sorbonne, Sylvain Choinier y usa ses fonds de jean au cours d’études en musicologie : respect !

Pas étonnant, donc, que le contenu de ce disque démontre autant de richesses, d’idées et de penchant pour les surprises. Prenez le troisième morceau, « Mandarine Suite » qui commence par une musique déstructurée et l’emploi de techniques étendues, de notes éparses – c’est le versant bruitiste - mais qui enchaîne avec un groove rapide né de l’unisson sax-guitare puis, entre de nombreux changements de tempi et de climat (d’où sans doute le titre de « suite »), livre notamment un court solo de guitare digne d’un groupe de rock !

Face à tant de complexité, on est bluffé par la cohésion de l’ensemble et l’extrême précision des enchaînements. Il faut dire que ces quatre musiciens jouent ensemble depuis cinq ans : une nouvelle preuve, s’il en fallait, de la supériorité des formations qui se donnent le temps de mûrir… Le reste est à l’avenant, à commencer par le court « Le mouton ou le café » où on note un rappel fugace des interventions de John Patton dans la musique de Zorn, et qui sert de bande sonore à un petit film d’animation livré en bonus aux heureux possesseurs de ce disque.

Bien que cet album ne s’installe jamais durablement dans une pulsion ou un climat, l’élan n’en est jamais perdu. Ainsi, « Yeah » est une nouvelle illustration du goût pour une musique d’abord désarticulée, dont la forme et le groove se dégagent progressivement du chaos. De groove il est aussi question dans « Justice pour maman », un groove parfois très rock, où le baryton révèle l’influence de François Corneloup, comme l’influence de Marc Ducret avait pu être notée par-ci, par-là chez le guitariste. Ici, en tendant l’oreille, on percevra à nouveau un écho fugace du génie russe, qui vient nous rappeler combien les arrangements de Clément Lebrun avaient magnifié l’intégration de ses thèmes dans l’initial « In Bed With Igor ».

« Ligne 12 » est, à notre goût, un des autres moments forts de l’album. Ce morceau commence avec une musique qui peut rappeler les thèmes employés par Masada, le célèbre quartet zornien. Si la guitare s’y enflamme encore, l’attention se porte aussi sur le travail de la section rythmique, dont la puissance ne le cède en rien à celle des solistes tout en leur offrant un soutien raffiné où abondent changements de rythmes et de tempo.

Le disque s’achève sur « Mezzanine », dont l’énergie semble tirée de la scène. Une des originalités de ce disque est en effet de mêler studio et live, parfois dans un même morceau. dans un cas comme dans l’autre la musique est captée et restituée avec talent - ce qui n’est pas une surprise : on lit le nom de Philippe Teissier du Cros sur la pochette. (Cette dernière est d’ailleurs ornée d’une création graphique superbe.)

C’est du reste le soin apporté à l’ensemble de cette production qui doit être relevé. Du travail, de l’ambition, des idées, au service d’une musique où l’évidence des influences préserve l’originalité. On ne peut que tirer son chapeau à ces jeunes musiciens. On imagine volontiers qu’avec le temps, chacun d’entre eux va trouver une voie encore plus personnelle et que le souci formel et la griserie du son, pour l’heure prédominants, laisseront plus de place à l’expression des émotions…