Chronique

[LIVRE] Herman Leonard et Ross Firestone

Jazz Memories

H. Leonard (photos), R. Firestone (texte)

Label / Distribution : Douglas Records

En 1995, chez Filipacchi, sortait Jazz Memories, un livre de 420 photos d’Herman Leonard. Alan Douglas a repris l’idée et concocté un coffret contenant une sélection de 72 photos, commentées par des textes de Ross Firestone et illustrées par deux disques. Le coffret porte le même titre que son prédécesseur.

Firestone est surtout connu pour son livre Swing, Swing, Swing. Life And Times Of Benny Goodman, la biographie de référence du clarinettiste. Dans Jazz Memories, l’auteur s’efforce de coller à la fois aux photos et aux morceaux enregistrés. L’exercice n’est pas facile, mais il s’en tire fort bien : il mêle détails biographiques, citations, éléments discographiques… Ses textes vivants, bien documentés et intéressants, restent anecdotiques et vont comme un gant aux photos. Evidemment l’amateur aimerait plus d’exhaustivité sur les musiciens, les morceaux, les enregistrements… mais ce n’est pas le but de Jazz Memories ! Un détail, mais qui peut avoir son importance pour certains : les textes sont en anglais.

Jazz Memories s’attache essentiellement à l’ère be-bop, et, dans ce contexte, la sélection musicale est excellente. Elle couvre vingt années : du « Nostalgia » de Fats Navarro, en 1947 à Duke Ellington, en 1967. Ce dernier fait partie des quelques « écarts historiques », entièrement bienvenus : Art Tatum et son « Willow Weep For Me » (1950) méritent leur place pour leur intemporalité ; « Jitterburg Waltz » montre combien Eroll Garner (1949) reste une passerelle entre les « anciens » et les « nouveaux » ; Benny Carter qui joue un « Frenesi » inouï en 1954, confirme qu’il fut bien plus qu’un précurseur ; quant à Count Basie, avec « Shoe Shine Boy » (1955), il rappelle qu’aucun big-bang ne peut l’ignorer… Restent deux monuments, qui prouvent une fois de plus qu’on n’en serait pas là sans eux : Louis Armstrong, d’une modernité remarquable dans « Dear Old Southland » (1957), et Duke Ellington dans un excellent solo sur « Lotus Blossom ».

En dehors des « dinosaures », on retrouvera tous les ténors (terme injuste pour les altistes, pianistes, bassistes, batteurs…) de cette période, marquée principalement par le be-bop et ses dérivés. Mais, en dehors de Charlie Parker, il serait trop injuste de n’en nommer que quelques-uns, et la liste est trop longue pour qu’ils le soient tous (vingt). Bien entendu, l’amateur trouvera des lacunes, mais la discussion peut devenir insupportable, à force d’être interminable. Ne déplorons donc que l’absence de Charles Mingus. Côté vocal, il est intéressant de noter qu’il n’y a que des chanteuses, mais que les quatre « étoiles » de l’époque sont là : Billie Holiday, Dinah Washington, Sarah Vaughan et Ella Fitzgerald.

Passons au sujet central de l’objet : les photos. Pour mieux cerner la démarche esthétique de Leonard, il est important de s’arrêter sur sa vie et sa carrière. Leonard, né en 1923, se passionne rapidement pour la photographie et le jazz. Au lendemain de la guerre, il a l’immense chance de pouvoir compléter son apprentissage aux côtés du célèbre portraitiste canadien, Yusuf Karsh (Churchill, Einstein, Eisenhower… Pour paraphraser Montgomery : « Tous les grands de ce monde se sont fait Karsher »). Sous l’impulsion de son mentor, Leonard ouvre son premier studio à Greenwich Village et dédie son art aux acteurs, mais travaille également pour Life, Look, Esquire, Playboy et Cosmopolitan.
C’est en échange d’entrées gratuites, qu’il propose aux patrons des clubs de la 52è Rue, de photographier les musiciens de jazz, pour leurs affiches publicitaires. En l’espace d’une dizaine d’années, tous le gotha du jazz défile devant son objectif. Ses photos feront vite le tour de la planète, car les majors font également appel à ses services pour de nombreuses couvertures de disques. Par la suite, les activités de Leonard l’éloignent sensiblement du jazz. Il devient d’abord le photographe attitré de Marlon Brando, puis après un voyage en Asie avec l’acteur, il est embauché par Barclay. Installé à Paris, où il vivra près de vingt-cinq ans, il travaille pour Playboy, puis pour la publicité (Dior, Chanel, Yves Saint-Laurent…) et le photo-journalisme. Dans les années quatre-vingts, il se retire avec sa famille à Ibiza. Ce n’est qu’en 1988, établi à Londres, que Leonard ressort ses photos des musiciens de jazz, et organise une exposition dans la galerie The Special Photographers Company. Cette exposition connaît un succès inattendu et sans précédent, qui relance la carrière du photographe. Aujourd’hui, de retour aux États-Unis, Leonard s’est installé dans la ville-mère du jazz, La Nouvelle-Orléans, où il continue de réaliser des portraits.

Lors d’une session d’enregistrement, Quincy Jones aurait dit de Leonard : « Ce type fait avec son appareil photo ce que vous faites avec vos instruments ! » [1]. Les musiciens auxquels la remarque s’adressait étaient probablement des musiciens de pupitre car l’improvisation et la spontanéité ne sont pas les traits principaux de l’esthétique de Leonard. Le photographe a plutôt suivi le conseil de Karsh : « Ne dis que la vérité, mais dis-la toujours avec des fleurs. »

La caractéristique principale des photos de Leonard est l’élégance. Elégance des poses, des angles de prise de vue, des éclairages, des contrastes… L’influence de la photo de studio est évidente (il n’y a d’ailleurs aucun cliché d’extérieur dans Jazz Memories). La prouesse est d’autant plus admirable que l’ambiance d’un club est plutôt compliquée pour réussir une photo d’esthète.

Le photographe joue beaucoup sur les contrastes noirs et blancs, plutôt que sur les dégradés de gris. C’est par ces contrastes, davantage que par la profondeur de champ, que Leonard donne du relief à ses portraits. Autre similitude avec la photo de studio : les sujets sont fréquemment centrés. Tous ces éléments donnent un côté sculptural aux photos.

Même les gouttes de sueur (Bud Powell, Ella Fitzgerald) et les volutes de fumée (dont la célèbre photo de Dexter Gordon), figées dans leur lente progression, renforcent l’impression d’immobilité. L’aspect sculptural est également souligné par les postures statiques (Tatum ou Clifford Brown et Max Roach). D’ailleurs, dans la plupart des portraits, les artistes ne jouent pas de leur instrument (Garner se concentre, Cannonball Adderley rigole) ou on ne le voit pas (Powell, Milt Jackson). Souvent, ils ont des attitudes attentives (Parker, Gerry Mulligan), et sont au repos (Armstrong) ou assis (Navarro). La quasi-absence de portrait en pied (Lester Young est une belle exception, mais il est immobile et pensif), va également dans le sens de la fixité : le corps est arrêté dans son mouvement (flagrant sur la photo de Dizzy Gillespie en train de faire le pitre).

Enfin, comme pour accentuer l’effet théâtral, le décor et les spectateurs passent au second plan, voire disparaissent dans le noir, et le regard ne se focalise que sur le musicien. Ainsi, à l’opposé d’un William Claxton, autre photographe de jazz prisé, Leonard détache son sujet de l’environnement : l’artiste devient un modèle. Leonard se concentre sur l’homme (ou la femme), plutôt que le musicien. La nature morte qui conclut Jazz Memories est éloquente.

Pour terminer, saluons la silhouette de Sonny Stitt dessinée par Franck Gauna, qui est déclinée sur les couvertures, et regrettons l’absence d’un livret discographique plus complet.

Jazz Memories est une très belle introduction au jazz pour le néophyte, et permet à l’amateur de retrouver des photos « indispensables » voire, si besoin est, de réviser quelques classiques en faisant des tests à l’aveugle…