Chronique

[LIVRE] Stéphane Koechlin

Jazz Ladies, le roman d’un combat

Editions Hors Collection

Dans la plupart des familles, quand il y a un fondu de jazz, il y a aussi une tante Juliette qui, à chaque occasion, lui offre l’un de ces livres sur papier de fort grammage, avec beaucoup d’images dedans et le mot « jazz » sur la couverture.

Jazz Ladies, le roman d’un combat est précisément un livre pour tante Juliette. Il pèse 750 grammes - ça fait sérieux - il y a plein de photos, il y a marqué « Jazz » dessus et il ne coûte pas trop cher. En quatrième de couverture, on vous explique : « L’histoire du jazz féminin est celle d’un long parcours d’obstacles », mais rassurez-vous, les femmes seront « enfin reconnues, dans les années 1960-1970, comme de grandes artistes ». Sans être vraiment féministe, tante Juliette apprécie.

Dans la flopée de livres semblables que vous avez reçus au fil des anniversaires, celui-ci se distingue pourtant.

D’abord on y apprend des choses. Que les chanteuses ne sont pas des musiciennes (page 5) [1]. Que Sarah Vaughan avait une « petite voix » (p. 20). Que Carla Bley est une chanteuse (p. 25), ce que vous n’aviez jamais soupçonné [2].

On sourit à quelques ingénuités cocasses. Page 29, parlant du pianiste Jelly Roll Morton, l’auteur l’appelle familièrement « Jelly ». Comme si c’était son prénom, et « Roll » son middle name. Comme si « Jelly Roll » n’était pas un surnom grivois, lié à son goût immodéré pour la bagatelle… Plus loin (pages 105 et suivantes), il traduit le nom du groupe Sweethearts of Rhythm par « Doux Coeurs du Rythme ». Alors que le premier Harraps’ venu vous traduit sweetheart par « fiancée ». Bon…

On relève trente pages comme un cheveu sur la soupe, consacrées aux « chanteuses de blues classique », un terrain où on sent l’auteur bien plus à l’aise que dans le jazz. Et puis ça fait du volume : un cinquième du bouquin.

Le parti pris a de quoi surprendre : « Nous avons retracé la ligne géographique et politique de ces artistes (…) retenant celles qui ont influencé la politique et la société, servi de modèles ». S’agissant d’un livre sur le jazz, on aurait pu s’attendre à ce que soient évoquées (aussi) les femmes qui ont influencé la musique, peut-être même le jazz - soyons fous -, mais non. Peut-être n’y en a-t-il pas ?
En vertu de ce curieux principe, il ne sera fait aucune mention de chanteuses comme Patty Waters ou Jeanne Lee, sans doute considérées comme moins marquantes, en termes politiques ou sociaux, que Tiny Davis, Memphis Minnie ou Helen Humes (?)
Parmi les jazzwomen actuellement en exercice, on ne sait si les mêmes critères prévalent : sont citées, entre autres, Carla Bley, Abbey Lincoln (on respire), mais aussi et avant tout Diana Krall, Madeleine Peyroux, Norah Jones, Mina Agossi, Dee Dee Bridgewater ; on relève une très brève allusion à Sidsel Endresen mais nulle trace de Joëlle Léandre, Maria Schneider, Sylvie Courvoisier ou Patricia Barber, par exemple, ou si l’on s’en tient aux vocalistes, de Norma Winstone, Julie Tippets, Maggie Nicols… Influence socio-politique ou unités de bruit médiatique ?
C’est sans doute aussi en vertu de ce principe que l’auteur omet pratiquement toute mention relative à la musique de ces femmes (hormis une courte référence à Escalator Over the Hill, qualifié d’« OVNI » pour solde de tout compte, et quelques notations vagues sur Lil Hardin et Mary Lou Williams), préférant de loin s’étendre sur leur vie privée.

Il y a plus fâcheux encore.

Stéphane Koechlin se pose en défenseur des femmes du jazz en butte à la discrimination sexiste. Ce serait bien sympathique si… le naturel ne revenait au galop !
Témoin les innombrables insinuations narquoises sur la vie amoureuse de ses héroïnes (au hasard, page 50 : « Ida Cox, elle, épuisa deux maris avant de se ranger sous la tutelle du troisième… », ou page 23, toujours à propos de Carla Bley « elle (…) rencontra un musicien de folk, s’enfuit de nouveau, s’énamoura de l’inconnu… »). Tout cela alternant comme il se doit avec des passages à l’eau de rose.
Témoin encore, les multiples évocations de la « jalousie » présentée - vieux poncif misogyne - comme la principale modalité des relations professionnelles entre femmes (toujours au hasard, p. 9 : « De quoi attiser la jalousie des chanteuses plus anciennes, plus rodées. Diana Krall, bonne joueuse, affecte une indifférence polie » ; p. 87 « Mildred (Bailey) se sentait menacée. Elle vieillissait et n’aimait pas rencontrer des filles plus jeunes, plus jolies et aux dons certains »).

Mais là où Stéphane Koechlin bat des records, c’est quand, affirmant que les « dames » du jazz ont gagné leur combat, il nous affirme en guise de preuve : « Elle » (Molly Johnson, qualifiée plus haut de « bonne mère de famille ») « affiche sa différence, sa normalité, comme Sara Lazarus (…) qui remporta en 1994 le prestigieux prix Thelonious Monk (…) Herbie Hancock, enthousiaste, souhaita produire son premier disque, mais Sara osa rejeter l’offre, préférant s’accomplir d’abord dans le mariage et la maternité (…) Elle avait vu tant de fois le déclin de chanteuses perdues après avoir sacrifié, jusqu’à la déchéance, leurs désirs à la musique ! ». La rédemption par la maternité… Curieux, non ?

Ce n’est pas tout. M. Koechlin se mêle de donner des leçons de féminisme. Page 43, il reproche à Mezz Mezzrow dans son livre La Rage de vivre, de résumer Lil Hardin à son rôle d’épouse de Louis Armstrong. Vlan : page 23, il présente ainsi Carla Bley : « Connue pour être la femme de Paul Bley… ». Un partout, balle au centre.

Pour couronner son ouvrage, Koechlin clame en guise d’épilogue « Elles ont vieilli » et s’étend sur l’amputation d’Ella Fitzgerald, la maladie de Shirley Horn et, plus longuement, sur celle - bien plus croustillante - de Nina Simone. De leur musique, toujours pas un mot. Fermez le ban.

Nous attendons maintenant avec impatience son travail sur les « Jazz gentlemen » qui sera, à n’en pas douter, consacré aux peines de coeur et aux « blessures d’enfance » de Louis Armstrong, Artie Shaw et Gene Krupa, qui évoquera Max Roach pour l’engagement et Archie Shepp comme alibi free, mettra la discorde Miles-Monk sur le compte d’une histoire de femmes, et se terminera par un chapitre sur les ennuis de santé des jazzmen âgés.
Chiche…

par Diane Gastellu // Publié le 5 mai 2008
P.-S. :

Message personnel : tante Juliette, pour mon prochain anniversaire, si vous consultiez Citizen Jazz avant ?

[1« (…) ces artistes, une majorité de chanteuses et quelques musiciennes »

[2« Carla Bley représente la quintessence de la musicienne, chanteuse, arrivée au bout du chemin après un siècle de mauvaises fortunes, de souffrances, d’humiliation »