Chronique

Médéric Collignon - Jus de Bocse

Shangri Tunkashi-La

Médéric Collignon (cornet, Fender Rhodes 88, voc, perc, arr), Frank Woeste (Fender Rhodes 73, effets, voc), Frédéric Chiffoleau (cb, b, voc), Philippe Gleizes (batt, voc), François Bonhomme, Nicolas Chedmail, Philippe Bord & Victor Michaud (cor), The White Spirit Sisters (voc)

Label / Distribution : Plus Loin Music / Abeille Musique

« Peut-on être totalement fidèle et totalement libre ? » Dissertez, quatre heures.

Ou plutôt non, posez le stylo, rangez les papiers et ouvrez donc cet album.

Une pochette psychédélistorique, crépusculatoire, apocalipstique : chevelures féminines, pyramides, incrustations de gravures tout droit sorties de William Blake… Dedans… un disque vinyle ! Ah, non, un CD maquillé en vinyle, mais si vous voulez, ça existe aussi en 30 cm, on est vintage jusqu’au bout.

Le poster ! Oui, un poster, comme à l’époque, à punaiser dans votre chambre d’ado boutonneux ! Avec la photo du groupe d’un côté et, de l’autre, sur fond de fumées menaçantes, un gratte-ciel phallique, hérissé de gargouilles, qui fracasse une voûte/membrane de verre peuplée de créatures à la Blake, encore. En bas du gratte-ciel, tout petit, rouge, en travers, un Médo en armure. En haut de la tour, une Dame énigmatique autant que brune et pâle (pochette et poster sont l’oeuvre d’Etienne Chaize).

Un titre qui mâche en vrac exotisme et mythologie kitsch… Avec, tout de même, des sonorités qui appellent au jeu de mots de bas étage, on ne se refait pas.

Le ton est donné : nous sommes au début des années 70, ou à la toute fin de la décennie précédente. Vous le savez déjà, c’est écrit partout : Shangri Tunkashi-La est, du Jus de Bocse, la deuxième incursion en terre “davisienne”, après le mémorable Porgy and Bess de 2007. Médéric Collignon gravit cette fois la montagne Miles par la face électrique en piochant allègrement dans les albums de la période 1968-75 : In A Silent Way, Bitches Brew, On The Corner… Et à la fin, le titre-Graal, la pierre philosophale, la tapisserie sans cesse remise sur le métier : « Kashmir », de Led Zeppelin.

Dès les premières notes, on se dit : « Tiens, mais c’est extraordinairement fidèle à l’original ». Pourtant, ici, pas de guitare, pas de saxophone. Et encore moins de sitar électrique. Et puis dans « Early Minor », voilà qu’il donne de la voix, le Médéric. Il continue, dans un scat typiquement médolien en ouverture de « Shhh Peaceful », puis dans un petit coup de beatboxing sur la même plage, et encore, et encore… Et toujours cette impression de totale consonance avec la version initiale. Alors on retourne écouter Miles et… ce n’est vraiment pas pareil. Le tempo, la tonalité sont identiques, l’influx funk, la façon de jouer tout au fond du temps, mais c’est bien tout. Quoique.

Ne poussons pas plus avant la comparaison : la musique n’est pas un jeu des sept erreurs, mais avant tout une affaire de corps et d’émotions. Ce qui roule dans ces neuf plages, c’est avant tout un groove à faire danser un tétraplégique, et une grosse boule d’émotions rugueuses (Colérique Met des Gnons ?) que sert une production paradoxale : soignée, certes, fignolée même, mais pas léchée ; au contraire, le son est volontiers « crade ».

« Bitches Brew » sature tant qu’il peut, manière de vous remettre en oreille le crachotement des 33-tours sur le Teppaz, bien avant que vous ne deveniez audiophile. Le mixage aplanit les reliefs entre les instruments au lieu de les dessiner bien proprement : en 1970, les magnétophones n’avaient pas tant de pistes que ça… Et les effets de balance gauche/droite (« Interlude ») rappellent la stéréo débutante des Seventies.

Au diable l’esprit révérencieux : les chœurs des White Spirit Sisters à la fin d’« It’s About That Time » sont décalés, narquois. Les effets sur le cornet et les Fender Rhodes (« Interlude » notamment) ne reculent pas devant le comique. Pour autant, ce qui domine dans l’album est une volonté farouche de donner, de ne pas s’économiser. Prodigue, comme à son habitude, Médéric Collignon déploie une ébouriffante étendue de ressources techniques, tant au cornet qu’au micro. Philippe Gleizes (batterie) et Frédéric Chiffoleau (contrebasse, basse électrique) assurent - c’est le mot - l’ancrage funk du quartet. Avec Frank Woeste (Fender Rhodes 73 touches), ils font preuve d’une réjouissante maîtrise de la mise en place rythmique et de ces petits décalages qui font que “ça danse”. Les quatre cors (François Bonhomme, Nicolas Chedmail, Philippe Bord, Victor Michaud), agents de saveur et de texture, sont l’indispensable complément mélodique. On émettra simplement un regret : l’effet utilisé sur le cornet pour remplacer la voix de Robert Plant sur « Kashmir » (dont les arrangements de cors sont, au demeurant, superbes) enlève beaucoup à la puissance hypnotique du titre.

Le tour de force que réalisent les quatre musiciens du Jus de Bocse consiste à restituer avec une totale fidélité l’esprit, le propos, plus que les notes. Ils procèdent un peu comme notre mémoire, « attrapent » le discours et l’assimilent pour nous le donner à entendre ici et maintenant, en 2010, pas en 1969. Leur Miles a écouté Prince et Nirvana, a connu le punk et le beatbox, a vu tomber les Twin Towers. Comme nous.

Totalement fidèle dans l’esprit, totalement libre dans la lettre. Au lieu de tartiner cinq pages sur le sujet du bac, prêtez l’album à votre prof de philo, on ne sait jamais.