Chronique

La revue Mouvement

Et maintenant on fait quoi ? Maintenant on improvise

Le magazine du spectacle vivant (théâtre-danse-musique) Mouvement consacre son numéro de mars-avril 2013 à l’improvisation, à travers un dossier d’une vingtaine de pages.

« Mal vue, dénigrée, traîne-savates », l’improvisation ? Tels sont les adjectifs qu’utilise Jean-Marc Adolphe dans l’article introductif du dossier, qui brosse à grands traits l’utopie improvisatrice et l’inscrit à l’aide des mots d’Alexandre Pierrepont [1] dans l’histoire d’une « éthique de la survie » des Afro-Américains, pour qui débrouillardise et adaptation sont devenus des impératifs quotidiens.

Ainsi, dès la naissance de l’improvisation jazzistique, celle-ci est intimement liée à des enjeux politiques, lesquels se retrouvent dans les discours des uns et des autres au fil des articles. Cathy Heyden, en dressant le portrait des musiques improvisées en France aujourd’hui, rappelle l’importance du bénévolat et du militantisme pour que vivent les musiciens, les structures et les médias associés. Jacques Oger, fondateur du label Potlatch, et Jean-Marc Montera, fondateur du GRIM à Marseille, soulignent également la grande part d’activisme qui nourrit ces milieux (articles de Xavier Hug et Laurent Catala). Notons au passage que Citizen Jazz est absolument absent de ces considérations, alors que le militantisme et la passion sont aussi, comme pour d’autres, les deux moteurs de notre démarche entièrement bénévole, depuis 12 ans.
Plus inhabituel, Marianne Dautrey raconte l’histoire de l’éducateur spécialisé Fernand Deligny qui a imaginé à l’intention d’enfants autistes et handicapés mentaux des dispositifs de dessin improvisé comme espace d’expression et de vie. Si cet article entre de plain-pied dans le politique et le social, la majorité du dossier est consacrée à la musique, avec un encadré de Maxime Manac’h sur le collectif Muzzix à Lille (Circum, le Crime), des paroles de musicien.ne.s et des considérations assez consensuelles sur la marginalité de la musique improvisée, qui est pourtant entrée au conservatoire il y a plusieurs années.

Mais l’intervention qui donne le plus à penser est peut-être celle de Christian Béthune, qui analyse l’improvisation « entre science et tradition cachée ». Remontant à l’Antiquité, il rappelle que l’improvisation est loin d’être une pratique nouvelle : les aèdes, par exemple, improvisaient en grande partie leurs chants homériques. Mais, alors qu’elle a presque disparu au XIXe siècle (sauf chez les organistes, qui la pratiquent « sous des formes extrêmement codifiées »), elle ressurgit au XXe avec le jazz, qui propose une alternative à la conception de l’art occidental basé sur la création pure, émanation d’un génie individuel. En effet, le jazz est l’expression de ce que les Anglo-Saxons appellent lore, savoir collectif sédimenté et diffusé à l’intérieur d’une communauté qui n’est pas attachée à un territoire géographique précis [2] : la musique, et l’improvisation en particulier, est un dialogue entre l’improvisateur, le public et la tradition elle-même. « Lorsqu’il improvise, le musicien de jazz cherche moins l’innovation absolue qu’il ne s’efforce de faire entendre, dans le flux de son jeu, l’écho prégnant d’une tradition (lore) assimilée, qu’il réactualise devant son auditoire en s’évertuant de la rendre vivante » — par opposition à la musique occidentale écrite qui se présente comme une science, c’est-à-dire comme un savoir fixé dans le temps, dont l’auteur est clairement identifié et dont la partition n’a pas nécessairement besoin d’être interprétée pour exister.

Christian Béthune n’oublie-t-il pas l’improvisation qui se pratique en-dehors des standards ? Non, puisque la fin de son article est précisément consacrée à l’analyse de « l’improvisation libre ». Dégagée du lore, celle-ci se présente en fait comme un retour à la conception occidentale de l’art. Elle n’articule plus « la pratique de l’improvisateur […] sur une mémoire partagée par le plus grand nombre, mais sur l’affirmation d’une force de création individuelle, fondée sur l’assimilation quasi aristocratique d’une science musicale difficile d’accès. » C’est un retour au « giron des musiques savantes », puisque le musicien, sous des dehors révolutionnaires, réinstaure « l’affirmation singulière de [son] ego » et revendique paradoxalement la propriété de son œuvre (les discographies). Bref, « l’improvisation libre réinstalle la musique non-écrite dans le cadre familier des théories esthétiques propres à l’Occident. »

Si cette analyse est extrêmement intéressante, et tout à fait convaincante, elle semble amener pour Christian Béthune une forme de décadence de l’improvisation, dont l’être se serait perdu dans les méandres de l’ego occidental. « Prétendre débarrasser l’improvisation de tout esprit d’imitation, au nom d’on ne sait trop quelle métaphysique de la création pure, revient à vider l’acte d’improviser de sa signification et dépouiller l’improvisation de la substance poétique. » Ce parti-pris, qui a le grand mérite d’être clair, me semble un peu radical. L’improvisation libre n’est-elle vraiment qu’une réunion d’obscurs initiés dans des caves cachées ? Une langue hermétique réservée à une élite auto-proclamée et qui ne cesse de se couronner elle-même ?

Sa métaphysique n’est, en fait, sans doute rien d’autre qu’une célébration du présent. Mais, comme ailleurs, il y a du bon et du mauvais, et les critères de jugement ne doivent peut-être pas rester ici uniquement intellectuels, mais aussi participer du sensible, dans la mesure où l’incarnation de l’espace par des sons au présent exige une attention du spectateur à son propre présent, c’est-à-dire à son corps et à ses émotions. La création individuelle revendiquée comme telle n’est pas mauvaise en soi, comme la création d’une œuvre par les disques, et l’adoration du modèle jazzistique dont témoigne Christian Béthune me paraît limitée, comme n’importe quelle adoration de n’importe quel modèle. Il n’y a pas de décadence ni de perte, seulement un déplacement vers une autre sphère d’action et de représentations. De plus, les improvisateurs libres ne se revendiquent pas plus du jazz que d’un autre genre musical, et l’on entend dans les concerts de Joëlle Léandre, par exemple, se succéder des réminiscences de valses, de sonates et de standards tout à la fois. Un solo de cette contrebassiste suffit pour éclairer ce qu’est l’improvisation : « un moment unitaire, c’est-à-dire un et multiple. L’explosion du plaisir vécu fait que, me perdant, je le trouve : oubliant qui je suis, je me réalise », comme l’explique Jean-Marc Adolphe avec les mots de Raoul Vaneigem [3] dans l’article précédent.

Outre Joëlle Léandre, que faire des leçons de musique et de vie données par le trio Louis Sclavis - Edward Perraud - Hasse Poulsen, qui reste à ce jour mon souvenir le plus fort d’improvisation libre ? Comment expliquer que ces trois musiciens emportent l’adhésion, dans une salle des fêtes au fin fond de la Vendée (Festival Vague de jazz 2010) d’auditeurs à qui on ne peut reprocher d’être des habitués des caves parisiennes ? Et que penser d’un groupe comme (The New Songs, récemment entendu à l’Atelier du Plateau (Paris), qui mêle de manière inédite chanson et improvisation ? Un tel univers ne répond pas à une tradition, mais développe des images poétiques mélodiques associées à des bouleversements sonores (grattages et autres triturages de guitares et de piano préparé) qui se complètent au lieu de s’annuler. Que faire enfin d’un Butch Morris ou d’un Kidd Jordan, imprégnés de culture jazzistique afro-américaine, mais qui ont choisi d’explorer des formes totalement free et pourtant, toujours redevables de cette tradition ?

Christian Béthune conclut son article sur l’idée que le jazz est une musique intrinsèquement ouverte aux néophytes tandis que l’improvisation libre leur serait fermée, et lui reproche d’exiger, pour être appréciée, un siècle de connaissances musicales. Rappelons-nous alors que les débuts du bebop furent aussi underground que notre improvisation libre, et que les solos de Charlie Parker étaient jugés inécoutables par la même proportion de gens qui, aujourd’hui, les portent au pinacle. Il faut lire à ce sujet l’excellente interview de Bernard Girard [4] pour Aligre FM, qui rappelle qu’avant l’apparition des supports d’enregistrements, la distinction entre musique historique et musique contemporaine n’avait pas de sens puisqu’on écoutait en concert les dernières créations avec peu de références pour comparer. Bernard Girard parle de la musique savante, mais l’analyse s’applique parfaitement au jazz qui toujours est défini par la doxa comme le bebop alors qu’il y a longtemps qu’il a évolué, rendant la création contemporaine marginale alors qu’elle devrait être au centre des attentions. Et puis, si on veut écouter des disques, on peut !

par Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 8 avril 2013

[1« Jeux d’improvisation, jeux de construction », in L’improvisation : ordres et désordres, textes réunis par Alexandre Pierrepont et Yannick Séité, revue Textuel n°60, Université Paris Diderot, 2010.

[2Pour en savoir plus sur le lore musical, noir en particulier, lire Peaux blanches, masques noirs de William T. Lhamon, Kargo/l’Eclat.

[3« Créativité, spontanéité et poésie », in Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967.

[4Philosophe et économiste, Bernard Girard est également un amateur éclairé de musique contemporaine : cf son site et son blog.