Orchestre National de Jazz
Europa Berlin
Olivier Benoit (g, comp, dir), Bruno Chevillon (b), Jean Dousteyssier (cl, bcl), Alexandra Grimal (ts), Hugues Mayot (as), Fidel Fourneyron (tb), Fabrice Martinez (tp), Théo Ceccaldi (vln), Sophie Agnel (p), Paul Brousseau (cla, fx), Eric Echampard (dms)
Label / Distribution : ONJAZZ Records
Nach Berlin ! Olivier Benoit, directeur artistique de l’Orchestre National de Jazz, a choisi de capter, au fil de son mandat, les vibrations des capitales européennes et l’agitation permanente des villes-monde qui semblent ne jamais s’éteindre. Sur le disque précédent de son ONJ, ce musicien féru d’architecture et d’urbanisme esquissait à grands traits la noblesse haussmannienne dans une plongée vertigineuse au plus profond des artères de Paris. Avec Europa Berlin, l’approche est plus terrienne, à hauteur d’homme. Là où Europa Paris décrivait jusqu’à l’ivresse une ville fourmillante mais sans visage, Berlin s’incarne ; dans la suite « Persistance de l’oubli », qui célèbre la grandeur exaltée d’une ville en perpétuelle mutation, on entend des voix lointaines chuchoter dans les micros de sa guitare des phrases mystérieuses, pendant que le trombone de Fidel Fourneyron et la batterie d’Eric Echampard édifient des motifs complexes. L’écriture est marquée par la même incroyable mécanique de précision faite de motifs répétitifs, sur lesquels les musiciens s’agrègent, mais le tumulte est plus présent, prêt à bondir au moindre accident, dans le ténor d’Alexandra Grimal ou les convulsions de l’alto d’Hugues Mayot.
S’il abordait Paris en familier, Olivier Benoit apparaît ici en topographe explorateur, attentif et ouvert à toutes les pulsations. L’ostinato hypnotique de la basse de Bruno Chevillon, repris en tutti par un orchestre qui a encore gagné en cohésion, traduit l’étourdissement d’une errance en cité inconnue. L’album est traversé par des forces antagonistes qui s’amalgament dans un frottement permanent. Cette essence du mouvement donne à la musique comme à la ville une sorte de frénésie tranquille. La guitare rocailleuse face au trombone aérien, la section rythmique turbulente et solide contre l’unité des soufflants. Comme il y eut deux Berlin, séparées par un mur qui a catalysé la vigueur contemporaine, l’ONJ rassemble tous ses contraires pour affirmer une unité instantanée. Une force syncrétique s’exprime : créer un propos au pivot de tous les styles qui nourrissent le compositeur. De Berlin-la-reconstruite et de ses strates balayées où chaque gravat est un témoignage, naît une symbolique puissante. Car en plus de l’espace, cette musique se saisit du temps. Le XXe siècle est une saignée berlinoise dont on trouve trace dans la suite centrale « Révolution », sommet de l’album. Tout commence dans la gravité profonde de l’archet de la contrebasse, auquel répond la solennité des soufflants. Puis le violon de Théo Ceccaldi rappelle que Berlin fut aussi le point de départ de l’exil de Schoenberg. « Révolution » est un lumineux précipité de toutes les accélérations de l’histoire où le brillant solo du trompettiste Fabrice Martinez s’avère apte à faire tomber les murs. Ou plutôt le Mur.
Olivier Benoit est revenu d’Allemagne authentiquement amoureux de sa capitale. On sent tout de suite dans « Métonymie » sa fascination pour ses fameuses friches urbaines. Le choix de l’aéroport désaffecté de Tempelhof pour illustrer la pochette est éloquent. Transformé en parc par l’usage, véritable réappropriation post-moderne de l’espace par ceux qui l’occupent, le lieu métonymise effectivement Berlin. Le dialogue plein de poésie entre le Fender Rhodes de Paul Brousseau et le piano fureteur de Sophie Agnel sert de préliminaire à l’ahurissante dynamique qui marque cette suite. Il tranche avec la pugnacité des prises de paroles successives d’Alexandra Grimal et de Jean Dousteyssier, qui décrivent un territoire ou rien ne se fige jamais totalement. Cet ONJ Jazz frappe les esprits par sa maîtrise et sa faculté de régénérer un propos qui ne change pourtant pas de ligne directrice. « On voyage pour que les choses surviennent et changent ; sans quoi on resterait chez soi », écrivait le grand voyageur Nicolas Bouvier. Une chose est certaine, nous suivrons l’ONJ jusqu’aux confins de l’Europe.