Chronique

Arkady Shilkloper & Vadim Neselovskyi

Krai (Край)

Arkady Shilkloper (fh), Vadim Neselovskyi (p)

Label / Distribution : Neuklang / Harmonia Mundi

Dans un contexte politique différent, moins tragique, nul n’aurait songé à traduire Krai (Край) par « pays », un des sens du mot. Mais voilà, le corniste Arkady Shilkloper est russe. Et son comparse, le pianiste Vadim Neselovskyi, est ukrainien. Peu importe qu’ils soient tous les deux résidents allemands, le sous-entendu est là. Toutefois, ayant appris à se méfier des symboles, peut-être le mélomane doit-il chercher plus loin. D’abord, évacuer l’idée que la forme cor/piano serait exotique, voire inédite. Car Shilkloper a mûri cet alliage pendant des années avec Mikhaïl Alperin, enregistrant même le premier disque russe du label ECM (North Story, 1997). Puis se convaincre que ce duo est fragmenté à la fois par des limites objectives et des proximités réelles.

Il y a ce qui les éloigne : leur appartenance à deux générations différentes, ce qui a des répercussions sur leur parcours. L’un a appris le cor classique dans les conservatoires soviétiques avant de bifurquer vers le jazz et les musiques improvisées ; l’autre a étudié le jazz à la Berklee School avant de se réapproprier la musique classique. Et ce qui les rapproche : une virtuosité sans apprêt qui fouille la mélodie dans ses plus menus détails en prenant soin d’y induire des références slaves, yiddish ou balkaniques, qu’elles soient issues de la tradition populaire ou de la musique écrite. En témoigne le magnifique « Krai », où le piano répond au cor à pas léger, égrainant à la main droite une rêverie qui peut en un instant devenir d’une gravité intense.

Ce morceau, comme la réjouissante clarté de « Late Night Sunrise », souligne le grand talent d’écriture du pianiste, qui fut l’élève de Gary Burton. Tout au long de l’album, les deux musiciens ne cessent de jouer à saute-frontières. Pour Shilkloper, ce jeu ne date pas d’aujourd’hui. Son passage au sein du Vienna Art Orchestra au début du siècle l’a familiarisé avec le franchissement alerte des barrières stylistiques qui fait de lui un des solistes les plus reconnus au cor d’harmonie et au cor des Alpes. C’est ainsi qu’il a par exemple enregistré un remarquable Mussorgsky Dis-covered avec la mezzo-soprano Elisabeth Kulman. On retrouve ici ce même élan fait de simplicité et d’énergie sur « Alpine Trail ». En russe, « Krai » veut aussi dire marge, bordure. Ces confins où les frontières importent peu. Voilà la vraie destination de ce duo. On l’y rejoint avec le secret espoir d’y séjourner. L’air y semble beaucoup moins vicié.