Chronique

Orchestre National de Jazz Franck Tortillier

Électrique

Label / Distribution : Le Chant du Monde

Stéphane Ollivier, dans ses « liner notes », souligne à juste titre la place essentielle de la pop et du rock dans ces « années folles et libertaires, allant de 1968 à 1974 », les enjeux de ces musiques , « creuset inépuisable de formes et d’énergies intactes qui ne demandent qu’à ressusciter, maintenant, autrement. » Elargissons la parenthèse enchantée à la décennie vraiment prodigieuse de 1967 à 1977 qui vit l’éclosion de groupes singuliers et pluriels, absolument monstrueux qui surent tous façonner leur style, créer un langage et un son uniques.

Après avoir rendu à leur façon (avec une instrumentation originale sans guitare, mais avec deux vibraphones et deux batteries) un hommage remarqué au mythique Led Zep anglais, Franck Tortiller et ses hommes reviennent au jazz, à la période marquante de la fusion qui vit éclore des groupes aussi puissants qu’Herbie Hancock and The Headhunters, Weather Report et bien sûr le Miles électrique.

C’est l’esprit de cette époque que Franck Tortiller, dans ses compositions et arrangements, s’est attaché à évoquer plutôt que la résurgence d’une musique (très connotée) jouée « dans le texte ». Le jazz, répète-t-il inlassablement, et avec raison, n’est pas une musique de répertoire mais ne se révèle que par la manière dont on le joue. D’où l’appel immédiat de cette musique qui sonne et résonne comme un véritable big band en version resserrée, et qui a trouvé une identité. Il y a un effet de groupe « ONJ Tortiller », une alchimie particulière, qu’on la nomme « rock jazz » ou « jazz rock » qui fonctionne parfaitement avec ces dix musiciens soudés autour de leur chef : deux vibraphonistes, un batteur, une contrebasse, et cinq souffleurs (deux trompette-bugle, un tuba, un trombone et un saxophone). Sans oublier les effets électroniques et les samples, utilisés avec pertinence, sans insistance (remix final de « Last Call Before midnight »).

Chacun prend ses solos avec fluidité dans l’espace que lui laissent volontiers les copains : ainsi, sur les compositions de Franck Tortiller, le saxophoniste Eric Séva dans « Les Angles » ou « In April », le tromboniste Jean-Louis Pommier dans « Landscape » et Michel Marre dans le splendide arrangement (toujours dû au vibraphoniste) de la mélodie de Prince « Sometimes it Snows in Spring », ou dans « Fermeture ». L’hommage à Miles est explicite dans la mini-suite « Electrique » ou dans « The Move », servi par deux trompettistes : Jean Gobinet et Joël Chausse, qui se font l’écho de « l’ange noir » — mais comment faire autrement sur un programme qui se revendique de cette période ?

Les unissons des soufflants, souvent oniriques, soulignent aussi comme des ponctuations exacerbées les saccades et autres embardées de la mélodie que trouble l’écho atténué, lointain du vibraphone… Moments de grâce nombreux, qui ne sont jamais vraiment construits sur l’énergie pure, la puissance électrique. Et pourtant ça décolle, moins dans la frénésie, la convulsion, les audaces formelles ou rythmiques que dans une sérénité joyeuse : cet ONJ chante, plane au-dessus de mélodies délicates et pourtant vives. Des crescendos très purs (« Les Angles » ou « Last Call »), le chant sacré des soufflants dans « In April » que survole le solo aérien d’Eric Séva, tous ces traits concourent à une beauté apaisée, avec ce grain de nostalgie, cette légère mélancolie qu’éveille le tuba de Michel Marre… Moins dans la rock attitude ou les fulgurances davisiennes que dans une certaine image fantasmée (?), d’une période déjà révolue que Franck Tortiller aime et réussit à faire revivre, se réappropriant un climat, s’en jouant et déjouant par un bel effort sur des rythmiques qui changent tout.

A sa façon, très personnelle et qui nous touche. Comme un doux souvenir, oiseau de jeunesse…