Franck Tortiller
En trois années d’intense activité, Franck Tortiller a proposé au sein de l’Orchestre National de Jazz quatre beaux répertoires. Bilan au festival Jazz à Couches, pour un des derniers concerts de « son » ONJ.
A l’heure où l’Orchestre National de Jazz formule « Franck Tortiller » entame sa dernière ligne droite pour une tournée estivale des plus prometteuses, il était pertinent de rencontrer, son directeur actuel qui, en trois années d’intense activité, a proposé quatre beaux répertoires : « Close to Heaven », « Sentimental 3/4 », « Électrique » et « Opérettes ». L’heure est donc venue de dresser un bilan, en l’occurrence au festival Jazz à Couches, pour un des derniers concerts de l’ONJ, consacré à la valse.
- L’orchestre existait déjà avant d’être labellisé ONJ. Tu aimes d’ailleurs à dire qu’avant d’être national, il était « municipal ». Comment t’es venue l’idée de monter ton propre orchestre ?
Je m’étais présenté trois fois au poste de directeur de l’ONJ. J’avais toujours eu envie de diriger une grande formation. C’est finalement Denis Le Bas, de Jazz sous les Pommiers, qui m’en a donné l’occasion. Je connaissais bien le festival de Coutances pour y avoir assuré pendant cinq ans une résidence avec Yves Rousseau. J’ai donc écrit un premier répertoire, qui s’intitulait And Drums…, en 2003. Nous l’avons joué trois ou quatre fois. C’était presque la même équipe que l’orchestre actuel. On a suivi toutes les étapes, en écrivant un premier programme, en répétant, en faisant quelques concerts, en obtenant une première aide au projet et une à la structuration. J’ai également eu la chance de faire une résidence à L’Arc, scène nationale du Creusot. C’est ensuite seulement que cet orchestre s’est appelé « ONJ ». Ce n’était pas le résultat d’un calcul. L’obtention du label ONJ s’est fait dans la foulée. J’ai vraiment défendu cette labellisation de l’orchestre.
Concernant l’hommage à Led Zeppelin, c’était d’abord une volonté de créer un répertoire autour des années 70 car j’aime beaucoup cette musique. C’est Roger Fontanel, directeur du festival D’Jazz de Nevers qui m’a proposé une création, sans m’imposer d’idées. A l’époque, il y avait trois festivals coproducteurs : Nevers, Le Mans et Reims. Le label Chant du Monde a été seul à vouloir sortir le disque. Nous avons fait près de 130 concerts. La vente de disques a été plutôt correcte : 15 000 unités. Evidemment, suite à cela, tout le monde dit que le succès était acquis puisqu’il s’agissait d’un hommage au groupe légendaire Led Zeppelin. Mais c’est une fausse idée : je tiens à dire que lorsque nous avons créé Close to Heaven, personne ne voulait le coproduire, tout le monde me disait qu’il ne fallait pas le faire. Je pense qu’il est tombé au bon moment, mais son succès est aussi dû à l’énergie apportée par l’orchestre et l’équipe.
- Ton orchestre semble prendre une autre dimension que les précédents ONJ : effectif plus restreint, instrumentation différente - moins de cuivres et plus de rythmique -, la présence simultanée de deux claviers-percussions. Pourquoi un tel choix ?
Je considère que dans le jazz, il n’y a pas de forme orchestrale établie, contrairement à la musique classique. Dans l’histoire des Big Bands, l’instrumentation de Duke Ellington n’a rien à voir avec celle de Mingus, par exemple. J’ai voulu sortir de la couleur big band pour me rapprocher de la notion de « grand groupe » que j’ai acquise avec le Vienna Art Orchestra, ce collectif autrichien avec lequel j’ai joué pendant dix ans. La plupart des projets auxquels j’ai participé comptaient douze musiciens, dont trois saxophonistes, un corniste, un tromboniste, trois trompettistes et une rythmique - ce qui est assez proche de l’instrumentation du programme Sentimental 3/4. Le choix d’un deuxième vibraphoniste est effectivement une première, pour un grand orchestre. Il vient un peu de mon attache particulière à la musique de Jaco Pastorius. Il n’y avait chez lui aucun instrument harmonique, ce qui donnait quelque chose de très ouvert dans le son et l’harmonie. J’ai voulu aller dans ce sens en faisant moi-même les harmonies et accompagnements, et en laissant à Vincent Limouzin la coloration des sons et le développement des traits avec ses différents claviers. Il utilise le vibraphone d’une façon très électronique, par exemple.
- Franck Tortiller © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
- Autre originalité : tu connaissais déjà tous les musiciens. Cela n’a pas toujours été le cas dans les autres ONJ je crois ?
C’est une vraie question, à laquelle j’ai trouvé réponse au sein du Vienna Art Orchestra. Matthias Ruegg dirige des individualités qui jouent pour un collectif. L’ONJ tel que je l’ai conçu, c’est la réunion de douze solistes qui, eux aussi, jouent ensemble pour un même collectif. Dans le jazz, ce qui est important ce n’est pas ce que l’on joue mais comment on le joue. C’est ma devise de musicien de jazz. Le choix des musiciens prend donc une importance considérable. Par exemple, si j’écris un thème où Michel Marre joue en soliste, c’est pour lui que l’écriture a été conçue. Quand j’écris, je sais d’avance qui va être le soliste. Pour moi, il est important de composer en fonction des individualités. J’ai du mal à comprendre comment on peut procéder autrement si on veut un son de groupe et une cohésion d’orchestre. Je n’écris pas les parties de batterie, de la même façon que je ne dis pas à Eric Séva comment il doit jouer son solo. Il règne dans l’orchestre une autogestion des pupitres et des souffleurs. Je leur laisse développer leur façon de fonctionner et de s’exprimer. On se connaît effectivement tous depuis vingt ans et on joue ensemble depuis longtemps, ce qui facilite la confiance. Le groupe s’est approprié la musique. Le jazz n’est pas une musique de répertoire. La notion de cohésion musicale doit absolument exister, et que je me suis efforcé de la faire vivre dans cet orchestre.
- Vous avez beaucoup joué pendant trois ans. Le bilan est donc satisfaisant, non ?
Nous avons fait 60 à 70 concerts par an. C’est assez délicat de parler de succès donné en se basant sur le nombre de concerts : ce n’est pas parce qu’on tourne que c’est bien, et inversement. Pendant ces trois ans passés à la direction de l’ONJ, j’ai voulu que l’orchestre soit extrêmement actif, que ce soit au niveau de la musique proprement dite ou dans la nature même des concerts programmés. C’est pour cela que j’ai écrit quatre programmes assez différents en essayant de jouer partout. Nous avons été très présents en Allemagne, en Autriche, en Italie. J’y suis un peu connu grâce à mon passage dans le Vienna Art Orchestra ou par mon travail avec Michel Godard et Patrice Héral. C’est aussi une volonté de ma part de jouer à l’étranger. Je ne peux donc pas dire que l’investissement collectif n’ait pas porté ses fruits. Je considère que, lorsqu’on est nommé à la tête de l’ONJ, on se doit d’être actif. Il y a une réelle responsabilité à assumer.
Tous les directeurs d’ONJ en ont fait un orchestre qui leur correspondait.
Pour ma part, j’ai été totalement libre, artistiquement parlant. Le conseil d’administration ne m’a jamais ni imposé, ni refusé une idée. Comme je place l’équipe sur le même plan que l’orchestre, nous avons travaillé ensemble, dans le même sens. J’ai voulu, au cours de ces trois années, ajouter un aspect pédagogique. Cela ne faisait pas partie de mon mandat mais j’ai plusieurs fois ressenti ce travail comme nécessaire car, ayant été élevé dans la pratique amateur je suis proche de ce milieu. Cela m’a permis d’inscrire l’orchestre comme quelque chose encore plus rassembleur. Nous avons par exemple joué Opérettes à Bourgoin-Jailleux avec un orchestre amateur. J’ai écrit un arrangement de Close to Heaven pour un ensemble de cuivres et percussions, que nous avons joué à Grenoble… J’ai fait une résidence au CNR de Lille, reçu une commande de chansons pour des élèves de collège… Cela dit, il ne faut pas non plus que la pédagogie devienne une obligation. Mais quand on est à la tête de l’ONJ, on doit avoir une certaine mission de service public de la musique. La pédagogie a fait partie de ma démarche de directeur.
Il est clair que si cet orchestre n’avait pas bénéficié du label ONJ, il n’aurait pas connu autant d’activité en trois ans : les moyens financiers n’auraient jamais été à la hauteur. Je n’aurais pas pu écrire autant de musique et surtout, je n’aurais pas pu jouer autant de fois les quatre répertoires. Cela dit, le programme autour de la valse aurait quand même vu le jour car je voulais le créer depuis longtemps.
- Jean-Louis Pommier © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
- Tu viens d’enregistrer « Sentimental 3/4 » à Couches, où tu as fondé un festival il y a 22 ans et qui se trouve tout près de ton village natal. Tu es toujours attaché à tes origines ?
Je voulais un son live car la musique doit sonner « à l’ancienne ». Les autres répertoires, plus électriques, nécessitaient davantage de travail en studio. Il y a un endroit formidable à Couches pour jouer cette musique : le gîte des Bertrands. Ludovic Lanen a installé un petit studio mobile et nous avons fait cinq jours de prise de son live. C’était aussi un choix que de partir pour mieux s’immerger dans la musique. Nous avons répété tous les réertoires dans les alentours. Ce sont des endroits jolis et plutôt propices au travail en commun. C’était aussi un moyen de garantir la disponibilité des musiciens. Je suis très attaché à cette région et j’aime beaucoup la notion d’appartenir à une tribu de gens que je retrouve ici.
- Le prochain disque paraîtra début 2009 chez Cam Jazz. Pourquoi le choix de ce label italien et non Le Chant du Monde comme tes deux précédents albums ?
Je suis très fier de faire partie des musiciens qui travaillent avec Cam Jazz. Il y a de véritables merveilles parmi les disques parus sur ce label. J’ai eu l’occasion de faire trois disques avec Ermanno Basso, dont j’apprécie beaucoup le travail de vrai producteur. Avec lui, on discute beaucoup sur la conception de la musique, il suit les partitions alors même que l’enregistrement défile et dit toujours des choses musicalement très justes. C’est un label international, très actif, qui m’a semblé adapté à la distribution de notre prochain disque.
- Qu’est-ce qui t’a décidé à écrire autour de la valse ?
C’est un hommage à la valse musette. J’ai été élevé dans le milieu des orchestres de bals, où je jouais avec mon père. J’ai ainsi que j’ai débuté, comme Eric Seva et d’autres musiciens de ma génération. Le titre s’inspire d’une phrase de Toots Thielemans que je trouve très juste : « La musette est le blues de l’Europe ». Cette musique m’a toujours touché. Je tenais depuis longtemps à créer ce répertoire, qui a nécessité beaucoup de répétitions, d’ajustements au niveau de l’instrumentation et des arrangements. A la différence du programme inspiré de Led Zeppelin, on ne s’attaque pas ici à un répertoire mais à une forme musicale dont toutes les musiques se sont nourries (classique, ethniques ou improvisées). La valse est avant tout un climat, une couleur. C’est un véritable patrimoine musical français. Je dis souvent que c’est une forme de swing à la française. Les Gitans sont nos « Blacks » à nous. Pour moi, le musette constitue la seule forme de jazz autre qu’américaine. Je voulais m’inspirer de cet univers. J’ai d’ailleurs beaucoup utilisé les savoirs de Franck Bergerot, grand connaisseur en la matière. J’avais joué il y a plusieurs années sur le disque Paris Musette et cetete séance a changé ma vie. J’ai eu l’énorme chance de jouer avec l’accordéoniste Joë Rossi, que je connaissais depuis mon enfance, un peu comme Marcel Azzola. Je me souviens d’avoir refusé un solo car il en avait fait un avant moi. Cette rencontre a bouleversé ma vie de musicien. J’ai écouté beaucoup de valses des années 40 et 50, avec notamment un xylophoniste de l’époque qui s’appelait Francesco Cariolato. Je me suis nourri de tout cela et inspiré de classiques du musette comme « Domino » de Louis Ferrari, « Douce joie » de Gus Viseur, « Impasse des vertus » et « Indifference » de Tony Murena. Il y a aussi une composition d’Eric Séva intitulée « Rue aux fromages », arrangée par Jean Gobinet. Pour le reste, il s’agit de compositions personnelles.
- Michel Marre © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
- Finalement, que ce soit pour le côté rock (Led Zeppelin), le jazz électrique des années 70 ou les opérettes de l’Entre-deux-guerres), tu sembles t’inspirer de ce que tu écoutais dans ton enfance et à l’adolescence.
Il s’agit à chaque fois de musiques populaires, et aussi patrimoniales. J’ai effectivement grandi avec elles. Je n’ai pas écrit ces répertoires par souci d’amener un public non jazz au jazz mais parce que j’en avais envie. La transversalité avec le jazz est un effet involontaire de ces musiques qui m’ont toujours plu. Il y a un défaut que je revendique : la candeur. Je n’ai pas prémédité les passerelles qui, je l’avoue, existent dans ces différents répertoires et sont une de leurs originalités. Je n’ai pas eu de volonté politico-culturelle sur ces projets. Je cherche juste à faire de la musique du mieux que je peux. Pour Electrique, mes principales influences ont été Weather Report avec l’album 8h30 (m’a profondément marqué), Miles Davis, version électrique, qui a été l’instigateur de ce courant, les Headhunters d’Herbie Hancock ou les premiers disques de Mahavishnu Orchestra. Je trouve que ce mouvement du jazz a été mésestimé, voire méprisé, car il n’a pas été considéré comme un jazz « intellectuell ». Pourtant, Weather Report faisait une musique sans concession - et remplissait des salles de 10 000 personnes ! Je pense qu’ils ont été les seuls dans ce cas. Notre programme électrique est fait de compositions personnelles où je me suis réapproprié l’univers véhiculé par le jazz-rock des années 70, mis à part un arrangement de Prince. Pour l’écriture, j’ai aussi fait appel à Eric Seva et Jean Gobinet.
Opérettes, lui, a vu le jour en janvier 2007 au Théâtre du Châtelet avec l’Orchestre Pasdeloup. J’avais eu la chance de jouer avec lui le Concerto en Fa de Gershwin, il y a quelques années, ainsi que Rhapsody in Blue en janvier 2005. La rencontre était donc évidente. La musique du début du XXème laisse entrevoir des échanges entre le monde symphonique et le jazz qui méritaient d’être révélés et réentendus. C’est avec la participation active de Christophe Mirambeau, véritable passionné de la musique d’Entre-deux-guerres que nous avons sélectionné les morceaux dont les partitions sont si rares. L’objectif était de jouer in situ ce répertoire fantaisiste et joyeux qui a constitué une véritable mémoire sonore pour le Théâtre du Châtelet, salle prestigieuse où l’opérette à grand spectacle a été créée dès 1929. Ce projet n’a pas été suivi d’un enregistrement car il nécessitait un orchestre symphonique, ce qui, de nos jours, représente un coût non négligeable.
- S’il y avait trois mots clés pour résumer la vie de ton orchestre durant ces trois dernières années, que dirais-tu de : redécouverte, appropriation et relecture ?
Ce dernier terme ne colle pas tout à fait car la relecture a une importance minime dans les quatre programmes écrits. En revanche, les deux premiers correspondent exactement à ce que j’ai voulu défendre. Je tiens à rajouter la notion d’énergie commune, aussi bien dans dans la musique que dans le travail fourni.
- Que va devenir l’orchestre après la fin de ton mandat ?
Le répertoire sur la valse sortira sous mon nom début 2009. L’orchestre sera en résidence en région Bourgogne. Deux créations sont prévues : un programme sur l’autre patrimoine de la Bourgogne, l’univers de la mine, et une collaboration avec l’Allemagne. L’orchestre continue donc à exister avec la même famille de musiciens.
- Quels sont tes projets personnels ?
Je poursuis mon travail en trio avec Michel Godard et Patrice Héral. Nous partons d’ailleurs pour une tournée de trois semaines, au mois d’octobre, en Allemagne et en Autriche. Je viens aussi de monter un quartet avec Patrice Héral à la batterie, le trompettiste suisse Matthieu Michel et un jeune bassiste électrique Antoine Reininger, sur un répertoire influencé par le pop-rock de groupes tels que les Red Hot Chili Peppers ou Muse, plus des compositions personnelles très simples - peu d’accords et un esprit assez groove. Ça s’intitule Purple and High et ça sera créé à Sceaux début février 2009. Je maintiens mon travail en solo et en duo avec Patrice Héral. Je participe au trio de Christian Muthspiel et Georg Breinschmid - on va enregistrer un deuxième disque pour Universal en septembre. Et cet été je vais jouer dans le quartet du saxophoniste et chanteur sarde Gavino Murgia. Parallèlement, je viens d’être nommé directeur du Département jazz de l’ENM d’Orsay, et je reste enseignant à l’Ecole de Musique de Massy. À mes yeux, cette activité est indissociable de mon métier de musicien. J’ai toujours fait ça, depuis mon C.A. de percussions classiques.
- ONJ Franck Tortiller Sentimental 3/4 © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes
- Il y a 22 ans, tu as donc été à l’origine de Jazz à Couches, avec une bande d’amateurs passionnés. Peut-on dire avec le recul que le pari a été concluant, même si la pérennité des petits festivals de jazz est aujourd’hui problématique ?
L’organisation de Jazz à Couches est constituée à 100% de bénévoles (seuls les musiciens sont payés) qui déploient une énergie incroyable dans ce petit village d’à peine plus de 3 000 habitants. On a créé ce festival en 1986 - j’avais vingt ans. Aujourd’hui, il n’est plus concevable d’entamer une telle démarche à cet âge-là. Malheureusement, malgré les années, notre situation est d’une fragilité extrême. On déplore un fort désengagement des aides financières, même si nous ne sommes pas les seuls à connaître ce problème. Il faut probablement trouver d’autres façons de fonctionner. Il n’existe pas aujourd’hui d’autre festival entièrement bénévole qui ait atteint cette taille. On n’arrive pas à obtenir de pérennité dans le financement. On essaie de faire quelques concerts à l’année dans les communes environnantes mais ça reste assez limité. Il n’y a pas de véritable reconnaissance institutionnelle du travail fourni. Jazz à Couches est avant tout une passionnante histoire humaine. C’est un festival qui n’appartient à personne.
Propos recueillis le 4 juillet 2008