Scènes

Pour quelques phylactères de plus… du jazz et du blues en bande dessinée

Comme chaque année, l’été est l’occasion de se délasser avec quelques bandes dessinées qui divertiront les vacanciers pour qui « la chair est triste hélas et qui ont écouté tous les disques »… Voici cette fois une sélection de trois albums pleins de blues plus deux recueils autour de la vie du jazz.


Comme chaque année, l’été est l’occasion de se délasser avec quelques bandes dessinées qui divertiront les vacanciers pour qui « la chair est triste hélas et qui ont écouté tous les disques »… Voici cette fois une sélection de trois albums pleins de blues plus deux recueils autour de la vie du jazz [1].


Conquistador
Georges Van Linthout & Yves Leclercq
Casterman - Romans Bd A Suivre

L’association Van Linthout - Leclercq n’est pas nouvelle : les bédéphiles se souviendront de la série Falkenberg à la fin des années 90 et, dans la collection BD Blues chez Nocturne, certains auront lu leur bel hommage à T. Bone Walker.

Dans les coulisses d’un club, avant un concert qui pourrait bien être le dernier de Bud Leroy, un bluesman en fin de vie revient sur son existence avec un de ses fans. Une jeunesse peuplée de forêts fantomatiques, de trains mystérieux, d’inondations, de rêves macabres sur Robert (Leroy) Johnson, de morts (évidemment) et… du Conquistador. Ce protecteur démoniaque qui lui a accordé sa guitare selon l’« open tuning » qui l’a rendu célèbre. L’origine énigmatique de la renommée de Leroy est une obsession lancinante. Or, la guitare de notre bluesman a été perdue pendant le transport ; il a donc dû en chercher une d’urgence chez un luthier parisien, qui lui a donné la clé de ce fameux « accordage ouvert » en EBEE. Mais peut-être aurait-il mieux valu ne jamais rien savoir…

Van Linthout et Leclercq tissent leur histoire autour du destin souvent tragique des premiers bluesmen américains : « Tu es déjà pauvre, noir, alcoolique et, par-dessus tout, musicien… ça te suffit pas ? ». Mais ils s’attachent surtout à décrire l’artiste face au mystère de la création qui, faute de mieux, se réfugie derrière une explication vaniteuse et frustrante : le mythe de Faust. L’argument puisé dans la légende que Johnson aurait lui-même bâtie sur celle d’un autre bluesmen : Tommy Johnson. Les deux Johnson sont loin d’être les seuls à se cacher derrière un prétendu « don surnaturel » : Ike Zinnerman, Son House, voire Sun Ra sont passés par là… Quant au fan transi de cette bande dessinée, il pourrait aussi bien s’agir d’Eric Clapton, que de Brian Jones, Bob Brozman ou Jimmy Page, tous influencés par « the greatest blues singer of all times ».

Blues oblige : Conquistador est un album en noir et blanc. La mise en page reste sobre et la mise en scène évoque le cinéma : jeux sur les plans, contre-plongées, gros plans… Le papier couleur crème, le dessin crayonné et rehaussé au lavis, l’élégance du trait et le scénario soigné donnent à l’album un charme nostalgique. Conquistador est une bande dessinée « sérieuse » à tous les sens du terme… avec le blues en prime.

2005 – 79 pages – Prix indicatif : 15 €


Le rêve de Meteor Slim
Frantz Duchazeau
Sarbacane

Continuons sur les traces de Robert Johnson avec Le rêve de Meteor Slim

Duchazeau a tout pour être un auteur de bande dessinée célèbre : il est né à Angoulême, seule ville belge de France… Ce dessinateur-scénariste est connu pour Igor et les monstres et La nuit de l’Inca, deux séries d’obédiences fantastiques/science-fiction. Le rêve…, tout comme Les jumeaux de Conoco Station, est consacré à la musique.

A l’instar de Conquistador l’intrigue de Meteor Slim s’inspire de la vie de Robert Johnson. Slim lâche femme, enfant et travail pour faire carrière dans le blues. C’est d’ailleurs Robert Johnson himself qui devient son mentor : il enregistre même « Pussies Fo’ My Friends » avec lui. Ce qui ne rend pas Slim plus célèbre… Mélange de naïveté, de veulerie et d’obsession, ce dernier erre de club en club, court les femmes et boit au point de se retrouver dans des situations impossibles qui le contraignent à quitter toutes les villes où il passe. La mort de Bo Carver dans l’incendie de son hôtel, puis celle de Johnson, empoisonné par un mari jaloux, lui assènent un sérieux coup de blues. Mais à force d’y croire, il finit par enregistrer « son » disque : Devil’s Got My Mind (encore une allusion directe à la légende de Johnson). Quand la galette sort enfin, las de sa vie de bohème, il cherche à revoir son épouse et son enfant, mais il est trop tard. Reparti sur les routes, Meteor Slim finit par rencontrer une femme folle amoureuse de lui avec qui il s’installe, sans pour autant cesser ses pérégrinations. Jusqu’au jour où, définitivement dégoûté, il casse sa guitare et se rend compte que son disque est, lui aussi, cassé. Meteor Slim se fait alors prendre en photo avec, puis le jette avant de s’en retourner près de sa compagne… Pourtant Johnny Shines l’avait prévenu : « Moi, j’ai pas peur de la mort. Heureusement qu’elle est là d’ailleurs, si c’est pour vivre une vie de connard jusqu’à quarante ans, avec une dépression au bout, autant en finir tout de suite. »

A l’inverse de Bud Leroy, qui est arrivé à ses fins, Meteor Slim représente l’archétype du raté, ou plus exactement de l’artiste qui pousse l’autodestruction si loin que personne ne saura jamais s’il avait du génie ou pas. Le rêve de Meteor Slim est une longue série de galères décrites avec recul, émotion et humour. Attitude qui n’est pas sans rapport avec un autre dessinateur amoureux du blues, Robert Crumb, que Duchazeau remercie d’ailleurs dans son album.

L’auteur prend son temps : l’album compte plus de cent cinquante pages. Avec la plupart du temps six vignettes de même taille par planche, la mise en page est plutôt austère. Mais cette présentation convient bien à ce dessin en noir et blanc raffiné, tendance esthète. Duchazeau met beaucoup d’émotion dans son trait : les visages sont comme des masques, les personnages statufiés, les silhouettes fantasmatiques au milieu de jeux d’ombres et de flous équivoques… Il privilégie d’ailleurs l’image et la musique par rapport au texte : Le rêve… contient beaucoup d’extraits de chansons et peu de bulles. Cela dit, l’écriture familière, voire argotique, rend les dialogues piquants. Les mélomanes s’y plongeront d’autant plus facilement que l’histoire est pleine de rebondissements, les situations plus vraies que nature, les personnages touchants, et le tout servi par un graphisme original et séduisant.

2008 – 154 pages (non numérotées) – Prix indicatif : 22 €


Mister Nostalgia
Robert Crumb
Cornelius – Solange

Monument de la bande dessinée caricaturale américaine et prix d’Angoulême (ville natale de Duchazeau) en 1999, Robert Crumb a commencé sa carrière en pleine période hippie dans un style proche de l’esprit de Mad. Fritz The Cat est certainement son œuvre la plus connue. Collectionneur de disques (en particulier de blues anciens) et de vieux objets, il est également guitariste et banjoïste : en 1973 il forme son orchestre, les Cheap Suit Serenaders, spécialisés dans le répertoire des années 20 et 30. Installé en France depuis 1993, il participe au groupe de « World Musette » créé par Dominique Cravic : Les primitifs du futur.

Mister Nostalgia regroupe treize histoires, des croquis, cabochons et dessins. Dans la postface, Crumb retrace la genèse de toutes ces planches et dessins réalisés entre 1967 et 1996. Comme le titre l’indique, l’album est placé sous le sceau de la nostalgie. Crumb raconte ses histoires simplement, en exposant les faits nus. Souvent il décrit un musicien génial mais gentil, qui se fait rouler et exploiter par un système auquel il est complètement étranger, comme dans la vie touchante du célèbre Charley Patton. Il met également en images de vieilles chansons : « On The Street Where You Live » [2], « My Guy » [3], « When You Go A Courtin »… Seul « Purple Haze » [4] est contemporain. En dehors du monde musical, Crumb illustre des contes à sa sauce [5] : « Mère Hulda » (Grimm) et « Boucle d’or et les trois ours », « conte remis au goût du jour pour les enfants super cyniques d’aujourd’hui » (1984).

Dans Mister Nostalgia, et comme beaucoup de ses contemporains (relire Gotlib…), Crumb se met en scène lui-même, donne des avis à l’emporte-pièce, interpelle le lecteur via des diatribes souvent théâtrales. C’est ainsi que la bonne musique selon Crumb c’est, de préférence, les vieux blues ; il déteste par-dessus tout la variété : « Un simple coup d’œil aux pitres grotesques qui font cette musique suffit à comprendre pourquoi elle est aussi merdique ! ». Les planches consacrées à Bruce Springsteen sont également éloquentes, tout comme la description de l’invasion de l’Amérique par la musique pop : « Je suis une personne tolérante… c’est un pays libre… s’ils veulent écouter de la pop musique insupportable, c’est leur droit, mais ils vous l’imposent de force… Pas moyen d’échapper à cette merde ! Elle est partout ! Dans les restaurants, par exemple. » Dans un registre proche, son hommage aux musiciens de rue est clair : « Certains d’entre eux ne sont mêmes carrément pas musiciens, mais tout simplement des dingues qui s’imaginent à tort pouvoir exprimer leur chaos intérieur en soufflant dans un cornet ou en tapant sur une guitare désaccordée, tout en gagnant si possible un peu de monnaie au passage… ou peut-être jouent-ils un genre de free jazz auquel je suis particulièrement hermétique » (1996). Enfin, bien que passionné par les arts populaires (voir la postface), il fustige la danse : « Qu’y a-t-il chez les gens qui dansent et qui s’éclatent que je trouve si répugnant ?? » Le dessinateur fonde son humour sur les attaques personnelles acerbes et la provocation violente et démesurée, pas toujours de bonne foi.

Le dessin de Crumb est typiquement du domaine caricatural expressif, déjà amusant par lui-même. Mais entre 1967 et 1996, le trait a évolué : il s’est affiné au cours des ans, le dessin tend vers davantage de réalisme et les jeux de contrastes noir et blanc deviennent plus prononcés. Crumb fait partie de ces artistes humoristes qui construisent leur œuvre autour de leurs goûts et fantasmes. Si le lecteur arrive à entrer dans cet univers impudique et égocentrique, il se délecte, sinon il s’ennuie. Un peu comme chez Woody Allen, autre artiste musicien avec qui Crumb pourrait presque partager son credo : « Pour moi la musique est le plus grand des plaisirs, avec le sexe ».

2000 (réédité en 2007) – 88 pages – prix indicatif : 19 €


Sinéclopédie du jazz
Siné et André Clergeat
Éditions Joelle Losfeld

Autre personnage haut en couleur : Maurice Sinet, dit « Bob » pour les intimes, est une icône de la caricature politique française aux côtés de Daumier, Cabu, Plantu et quelques autres…

Chanteur avant d’être caricaturiste, Siné débute sa carrière de dessinateur en retouchant des photos pour les revues pornographiques. Mais c’est au lendemain de la guerre qu’il devient célèbre avec son passage à L’Express puis chez Charlie Hebdo. Renvoyé l’année dernière d’une revue dont il était l’un des piliers historiques [6], à quatre-vingts ans passés, il a commencé une nouvelle vie avec Siné Hebdo : « Un canard qui ne respectera rien, n’aura aucun tabou, qui chiera tranquillement dans la colle et les bégonias sans se soucier des foudres et des inimitiés de tous les emmerdeurs ! »

Le goût de Siné pour le jazz est bien connu et ses deux compilations illustrées, Vive le jazz et Hot Jazz (Frémeaux & Associés – Distribution Nocturne), ont rencontré un franc succès. Il a également préfacé le remarquable Monk d’Aurel paru dans la collection BD Jazz de Nocturne. Quant à André Clergeat, scénariste de la Sinéclopédie du jazz, tous les amateurs savent qu’il est l’un des fondateurs de l’Académie du jazz (1954), producteur d’émissions de jazz à Radio France et co-auteur du fameux Dictionnaire du jazz.

Le concept de la Sinéclopédie du jazz est simple : commenter et illustrer quarante-sept standards classés par l’ordre alphabétique (évidemment). Le lecteur retrouvera les plus connus — d’« After You’ve Gone » à « What Is This Thing Called Love ? » en passant par « Les feuilles mortes », « Love For Sale », « My Funny Valentine », « So What ? » etc. Pour chaque standard, Clergeat précise le compositeur, le parolier, la date de dépôt et l’éditeur. Il raconte également l’histoire du morceau (quoi, quand, pourquoi, pour qui…), et du compositeur, et suggère un choix d’interprétation « à emporter sur une île déserte ». Il propose aussi des références, quelques interprétations, et une citation de musicien, de compositeur, de journaliste… Ne manquent que la partition, les paroles et un disque ! [7] En regard du texte, les illustrations de Siné à l’aquarelle. Chaque planche évoque le titre, et la quasi-totalité des scènes renvoient au sexe. Avec leurs gros nez et leurs grosses lèvres, les personnages de Siné sont immédiatement reconnaissables.

Les deux auteurs ont demandé à Lucien Malson, autre expert en jazz, d’introduire cette Sinéclopédie du jazz. Nous conclurons avec lui : « L’association d’André Clergeat et de Bob Siné a toute l’apparence d’un paradoxe. Seulement l’apparence. En réalité, la science critique, ici, se joint merveilleusement à la folle fantaisie, au bénéfice de l’une et de l’autre. »

1996 (réédité en 2004) – 107 pages – Prix indicatif : 33 €


Total Jazz – Histoires musicales
Blutch
Seuil

En prise directe avec le jazz, Total Jazz regroupe les planches que Blutch a dessinées pour Jazzman de 2000 à 2003, jusqu’au centième numéro de la revue. Hasard des choix : il a reçu le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 2009, dix ans après Crumb. De son vrai nom Christian Hincker, il dessine très tôt et, après un passage aux Arts Décoratifs, entre à Fluide Glacial. Il publie ensuite Péplum et la série Mitchum chez Cornélius (voir Crumb), qui marquent le début de sa notoriété. Après quelques albums au Seuil, chez Dupuis puis chez Futuropolis, Blutch « rejoint » L’association avec deux classiques, Le petit Christian, dont le second tome a été publié en feuilleton dans Charlie Hebdo

Dans la préface, Alex Dutilh annonce la couleur : « La musique l’intéresse infiniment moins que les musiciens. Le jazz moins que les jazzmen ». En effet Total Jazz raconte des histoires de musiciens ou de mélomanes. Dans la plupart des cas la trame tourne autour d’une caractéristique ou d’une anecdote liée à un musicien. Le lecteur croisera ainsi Miles Davis, Buddy Bolden, Sonny Sharrock, Stan Getz, Lee Morgan, Wayne Shorter, Duke Ellington, Sun Ra, Charles Mingus… Blutch confronte aussi les musiciens à la vie « de tous les jours » : les embouteillages, une scène de ménage, un assassinat… La figure de l’incompris revient à plusieurs reprises dans des contextes différents : le voisinage, les parents, les enfants ou la vie d’artiste. Le temps qui passe est aussi le thème de quelques épisodes nostalgiques via une muse qui vieillit, un héritage sibyllin ou les tenues de Miles Davis. L’album s’achève sur les aventures du « détective du jazz » ; l’idée est bonne, mais le scénario un peu léger. Chaque page est ici une histoire sans parole hormis les planches d’introduction et « le détective du jazz ». Le dessin de Blutch, en noir et blanc, est très crayonné, tantôt réaliste, tantôt caricatural, tantôt précis tantôt brouillon, travaillé ici et là enfantin - avec souvent ce côté un peu flou qui donne au trait un aspect un peu irréel. Comme l’écrit A. Dutilh, « Total Jazz n’est pas un recueil « sur » le jazz, mais un livre « de » jazz », et à la lecture de cette bande dessinée tous les auditeurs retrouveront au détour d’une page une sensation, une émotion ou une situation déjà vécues au contact de cette musique magique…

2004 – 64 pages (non numérotées) – Prix indicatif : 12 €

par Bob Hatteau // Publié le 29 juin 2009

[1C’est par le plus grand des hasards que la chronique a été écrite alors que Télérama publie en feuilleton des extraits de La Genèse selon Robert Crumb et que Philippe Val, « le nettoyeur » de Siné quitte Charlie Hebdo pour France Inter

[2Atan Jay Lerner, & Frederick Loewe.

[3William Smokey Robinson.

[4Jimi Hendrix.

[5Ce qui n’est pas son seul point commun avec un autre auteur humoriste sarcastique : Gotlib.

[6A la suite de dissensions à propos d’un article sur Jean Sarkozy, avec le rédacteur en chef de la revue, Philippe Val, passé à la direction de France Inter depuis… Allez comprendre !

[7Clergeat s’est fait aider par un puits de science en matière de jazz : Philippe Baudoin.