Scènes

Viljandi : guimbardes, accordéons et DJ

Viljandi, en Estonie, vit au rythme de son « Folk Music Festival ».


© Henri-Kristian Kirsip

Pendant quatre jours, Viljandi, petit village de l’Estonie à 1h30 de Tallinn, vit au rythme de son « Folk Music Festival ». Viljandi est la capitale de la musique folk durant toute l’année. On y trouve un Traditional Music Center qui abrite un important centre de documentation et dispense cours et concerts. À la tête du festival, Ando Kiviberg, également musicien. Cette année, le festival fête sa trentième édition.

Viljandi Folk Festival, scène II Kirsimägi © Taavi Bergmann

Commençons par le lieu, qui est fondamental dans l’atmosphère d’un festival. Celui-ci se déploie dans un parc, autour des ruines d’un vieux château du XIIIe siècle. On y marche sur des chemins de terre et un pont en bois suspendu, on va aux concerts sur les scènes extérieures dont une sous les arbres, une autre devant un immense pan du château en ruines, intégré à l’espace. S’ajoutent à ces scènes les salles intérieures du Traditional Music Center et de l’église St John. Les journées sont longues à Viljandi : le premier concert commence vers 14 h et le dernier vers minuit. Pour les plus courageux, il y a aussi les after parties durant lesquelles des DJ viennent mixer et mêler musiques folk et électro. Parmi ces courageux, Heidy Purga, la ministre de la culture estonienne, avec qui j’ai pu m’entretenir sur l’importance du festival. Elle m’explique que le cœur de la musique traditionnelle estonienne bat ici, à Viljandi, que c’est un festival unique et très important du fait de son ambiance, de ses musicien·ne·s, du choix des groupes, de l’espace restauration (elle me dit que la nourriture est une part importante de la culture estonienne). Pour elle, ce festival « a toujours un temps d’avance sur les changements sociétaux ». Elle constate que « la jeunesse aime se rendre à Viljandi ». Elle précise que le festival ne fait rien en termes de communication pour cibler ce public, mais que « quand les gens ne se sentent pas forcés, les choses se font naturellement ». Elle impute cela à l’atmosphère du festival, « amicale et ouverte d’esprit, qui permet aux gens de se sentir libres ».

C’est vrai qu’à Viljandi, on se sent bien. Du vert partout, de la musique et des gens détendus, différents points de vue sur un grand lac en contrebas. Dans les allées du festival, des enfants jouent pour quelques pièces, qui du violon, qui de la trompette, qui de l’accordéon, ça fait partie du folklore du festival. Le programme est dense et il est impossible de tout voir. Je me laisse porter par les descriptifs des groupes et les conseils de l’équipe du festival, dans un programme où je ne connais aucun·e artiste. C’est aussi agréable de n’avoir aucune attente et de se laisser porter.

Je commence par Cätlin Mägi And Viljandi Culture Academy Bagpipe Students, sur la scène Kirsimagi I, où le public est sous les arbres. Ça nous protègera un peu de la pluie… Sur scène, cornemuses, bourdons et chant à une ou plusieurs voix constitueront mon entrée dans la musique traditionnelle estonienne. Je découvre aussi le lien du public au festival et les couples qui virevoltent devant la scène. J’enchaîne avec Ethno Estonia, sur la grande scène. Il s’agit du rendu d’un travail de deux semaines qui fait se rencontrer de jeunes adultes musiciens amateurs et des intervenants musiciens professionnels du monde entier, pour monter un set ensemble. La scène est remplie d’instrumentistes et de chanteurs, l’énergie folle et l’enthousiasme de cette foule est contagieux. Trois jours plus tard, je ferai la route pour l’aéroport de Tallinn avec un musicien anglais qui a participé au projet et m’expliquera quelle expérience incroyable ça a été, et ne pas trop savoir comment se remettre de ça.

Tbilisi, scène Kaevumägi

Premier coup de cœur du festival avec Tbilisi, un chœur d’hommes venu de Géorgie. C’est à la fois majestueux et entraînant. Les harmonies sont complexes et semblent créer un espace-temps dilaté. Je sors de ce concert à la fois vidée et énergisée, avec l’impression d’avoir pris une grosse claque musicale. Une petite pause le temps que mes oreilles soient à nouveau disponibles, et je retourne voir Logly Orchestra et leur polka. Les gens dansent ou écoutent assis dans l’herbe. J’assiste à mon premier solo de guimbarde, j’apprécie. La journée continue avec Leikja André Maaker. Sur scène, deux violons et une guitare ; chacun des musicien·ne·s est également au chant. Plusieurs instruments traditionnels passent entre leurs mains, dans un set constitué majoritairement de chansons. C’est doux et mélodieux, les gens dansent. Direction la grande scène (II Kirsimägi) pour Flook. La musique traditionnelle irlandaise, ça j’ai déjà entendu et j’aime beaucoup. C’est donc avec plaisir que j’assiste au concert de ce groupe qui a plus de trente ans de scène derrière lui et qui sait y faire.

Alle-aa, scène Kaevumägi © Taavi Bergmann

Concert particulier ensuite avec l’ensemble Alle-aa, dirigé par Ando Kiviberg (le même Ando qui dirige le festival). Les membres du groupe sont en réalité les fondateur·trice·s du festival et des camps pour les jeunes ; ce concert est une célébration de l’anniversaire du festival. Plusieurs vidéos sont diffusées sur les écrans géants entre les morceaux, sous forme de rétrospective d’archives. La soirée se clôt avec Trad.attack !. Si vous ne connaissez pas ce groupe au nom ponctué, sachez qu’il s’agit du groupe phare de musique folk-pop estonienne. Je me laisse porter par l’énergie du groupe et surtout par l’entrain du public qui danse et chante les paroles des tubes. La force de la foule, ça marche toujours.

Le second jour débute par un atelier de chant. Armée de paroles estoniennes imprimées sur une feuille A4, je tente de m’y retrouver parmi une assemblée de plusieurs centaines de personnes qui semblent déjà maîtriser ces chants traditionnels. Je ne comprends évidemment rien des indications de la cheffe de cœur qui dirige la séance en estonien, mais l’ambiance est plaisante et l’expérience amusante. J’assiste ensuite au concert de Heino Tartes Ja Sobrad sur la petite scène ; des chansons de danses tranquilles accompagnées à l’accordéon. Accordéon toujours avec Int & Müller, duo de diatoniques estoniens. L’ambiance est calme, les gens dansent au soleil. Direction l’église Saint John ensuite, pour revoir les Géorgiens de Tbilisi vus la veille (beaucoup d’artistes passent deux fois, sur deux jours). Ils font ce concert sans micro ; l’acoustique de l’église amplifie la beauté des harmonies. Changement d’ambiance avec Svjata Vatra and Rute Trochynskyi, un mélange de folk et de punk qui offre une énergie énervée plaisante. Je finis ma journée sur le projet intitulé Estonian-Irish Song Power, également dans l’église St John. Le projet mêle les traditions irlandaise et estonienne, avec une large part de création, en se focalisant sur les chansons de femmes, sur leur regard et leur expression en général, avec l’idée de souligner leur puissance. Le concert est beau et fort. Au cours du concert, Róisín Ní Ghallóglaigh (l’Irlandaise du trio) chante une chanson a cappella qu’elle dédie à Sinéad O’Connor, disparue trois jours plus tôt. Elle explique qu’elle a grandi dans les années 80 en Irlande et qu’elle et les femmes de sa génération ont eu besoin de Sinéad. L’hommage est beau. La chanson parle d’une femme qui aimerait révéler sa « boldness » à son amoureux mais qui a peur qu’alors il ne l’aime plus. Elle finit par se dire que si sa « boldness » lui déplaît, alors il peut bien partir.

Le programme du dimanche, plus léger, s’ouvre sur Paabel, « The Legendary Post-Modern Folk Fusion Group ». Cette formation emblématique s’est séparée il y a six ans mais a accepté de jouer un concert pour les trente ans du festival. C’est révélateur de l’importance du Viljandi Folk Festival. Le groupe alterne musique de danse assez calme et moments plus expérimentaux aux sonorités surprenantes.

Loten Namling, scène Kaevumägi © Kirke Kuiv

Artiste Tibétain basé en Suisse, Loten Namling poursuit la journée sur la scène Kaevumägi. Il alterne morceaux traditionnels tibétains et discours politiques en anglais sur l’importance de la paix et de la liberté de culture. Il explique combien il est important pour lui de jouer ici sa musique, qu’il ne peut pas jouer dans son pays. Son chant est profond et puissant, parfois légèrement saturé. Je me dis – détachée de toute considération historique – qu’instantanément je qualifierais cette musique de blues tibétain. Je découvre ensuite qu’il a, précisément, mené un projet intitulé « Tibet Blues » explorant les passerelles entre la musique traditionnelle tibétaine et d’autres formes musicales. Il invite un groupe d’indigènes taïwanais à le rejoindre sur scène en expliquant qu’ils sont culturellement dans la même position face à la Chine. Leurs voix se mêlent d’une belle manière.

Le Diable à Cinq, scène II Kirsimägi. © Henri-Kristian Kirsip

Direction la grande scène pour un coup de cœur avec les Québécois du groupe Le Diable à Cinq, originaires de la région de l’Outaouais. Beaucoup de danses entraînantes et un moment émouvant avec une chanson très calme, « Le Dernier Pétale », que je ramènerai avec émotion à la maison. L’ambiance est vraiment festive dans le public et sur scène. J’assiste ensuite au concert de Júlia Kozáková qui propose une traversée dans la culture des Roms de Slovaquie en présentant son premier album Manuša. Sa voix est dense et puissante, son style vocal à la fois massif, subtil et coloré, les instrumentistes qui l’accompagnent sont excellents. Le set se termine et j’ai juste le temps d’attraper un morceau des Israéliens de El Khat, sous la pluie. C’est un rappel, le public qui a assisté au concert a l’air conquis. Je trouve qu’il y a quelque chose de fort dans une foule sous la pluie qui passe un bon moment et en redemande. Le batteur donne aux premiers rangs des éléments de sa batterie faite de bric et de broc, pour qu’ils participent au morceau. C’est au tour du directeur du festival de monter sur scène avec ses nombreux invités pour un concert intitulé « Ando & Sobrad » (littéralement « Ando et ses amis »). Ce concert, toujours lieu à la fin du festival, réunit des artistes ayant joué les années passées et des découvertes de l’édition en cours. Je rentre en France avec plein de belles découvertes et remplie d’une bonne énergie humaine puisée dans l’ambiance du festival.