Scènes

Ralentir, un week-end à l’Atlantique Jazz Festival

À l’ouest, du nouveau, mais au ralenti. Retour sur le dernier week-end de l’édition 2022 de l’Atlantique Jazz Brest.


Arrivée le vendredi à Brest, je prends le train en marche d’un Atlantique Jazz Festival déjà bien entamé, direction le centre d’art Passerelle pour une soirée électroacoustique. La soirée s’ouvre sur un concert en octophonie d’Aline Pénitot, compositrice et électroacousticienne. Ses sons enregistrés, notamment des chants de baleines, s’engagent dans un dialogue avec le basson de Florian Gazagne. Les deux timbres se mélangent pour devenir indistincts. L’expérience sonore est ponctuée par les commentaires scientifiques de Fabienne Delfour, éthologue et cétologue. Granulation, spatialisation, immersion poétique, sons organiques, matière… Depuis les transats de la salle, les spectateur.ice.s touchent le vivant avec les oreilles, nagent avec les baleines en songe semi-éveillé. Pendant ce temps-là, le soleil se couche et la teinte du ciel change peu à peu à travers la grande verrière du toit, pour finir sur un bleu océan qui donne l’impression d’être dans une cité sous-marine.

Aline Pénitot et Florian Gazagne à Passerelle. © Hervé Le Gall

Ensuite, direction l’étage du centre d’art pour la suite du programme avec Rhombe et ses machines aux câbles colorés. Le groupe, installé au milieu d’un public affalé sur de grands coussins, propose une musique de mélanges électriques et organiques. La pomme de pin côtoie la pierre dans les mains du percussionniste Toma Gouband, qui explore les textures de toucher de tous les matériaux qui lui passent sous la main et improvise avec ces différentes matières. Audrey Chen, accompagnée d’un dispositif électronique qui se fond à sa voix pour ne former qu’un seul et même instrument, propose une performance vocale captivante, brouillant les limites entre vocalité humaine et vocalité animale, entre voix acoustique et voix électronique. Julien Boudart, derrière ses synthétiseurs modulaires et sa table de mixage, distille des sons étranges, unifiant cette atmosphère noise et rythmée. Le public semble plongé dans une profonde méditation.

Rhombe. © Hervé Le Gall

Enfin, dernier moment de la soirée avec une performance de Thomas Tilly. Différents sons enregistrés envahissent l’espace dans une spatialisation qui emmène l’auditeur au cœur d’une tempête, dans la jungle et les chants d’oiseaux, dans les vagues, donnant presque l’impression que Passerelle se remplit d’eau en cascades… un simulateur de voyages poétique. Cette soirée électroacoustique s’inscrivait pleinement dans le fil conducteur de cette édition : ralentir. Un thème qui prenait en ce vendredi soir toute sa dimension dans l’expérience des corps et le lien au vivant.

Ralentir, une notion explorée lors d’une passionnante table ronde le samedi matin, au PL Guérin. Disséminé.e.s au sein d’un cercle de chaises dans lequel le public est inclus, Fabien Ribéry (auteur), Joana Desplat-Roger (philosophe), Jocelyn Bonnerave (anthropologue, écrivain, performeur), Julien Pontvianne (musicien), Alexandre Pierrepont (anthropologue, poète) ainsi que deux des musiciens de la soirée de la veille, Aline Pénitot et Thomas Tilly, s’interrogent. Ça veut dire quoi, « ralentir » ? Et, plus spécifiquement, qu’est-ce que cela implique sur un plan musical ? Est-ce juste une question de décroissance de vitesse ? Plusieurs pistes et perspectives se dessinent au fil des échanges, plusieurs manières de ralentir. L’enjeu n’est clairement pas du côté du tempo musical. Il s’agit davantage d’une sortie du temps des affaires, d’une grève du zèle, d’une possibilité d’alternance entre les différentes temporalités, d’une posture anticapitaliste. D’un rapport à la nature, aux espaces différents, aux temporalités variées… Il apparaît surtout que ralentir est éminemment politique.

Samedi, fin d’après-midi, direction la Turbine en haut de Jaurès. Accordéon, piano numérique, voix et clarinette, les élèves de l’atelier d’improvisation du Conservatoire de Brest nous offrent un beau moment. S’ensuit une conférence sur l’impact carbone des lieux et festivals de jazz, qui fut notamment l’occasion de rappeler que les politiques locales ont un pouvoir d’action (transports, création de parcs à vélos…).

Samedi soir, le plaisir de retrouver le Vauban et sa salle de concert souterraine. Sa volée de marches, son espace surélevé, son bar, ses piliers rouges et sa vibration bien à elle. La soirée s’ouvre avec Lent (Guillaume Aknine, Valentin Ceccaldi, Robin Mercier, Matthieu Metzger, Florian Satche). Un chanteur handicapé par une extinction de voix mais qui en fait son affaire et en rigole. Le public est réceptif, la danse commence à se frayer un chemin sur le parquet vibrant. Textes poétiques déclamés avec une touche d’auto-dérision. On voit que les musiciens sont heureux d’être là et de jouer ensemble, leur joie est communicative. Galop effréné, un peu de bruit, un peu de plastique, de ludique, de poésie, de frénésie répétée, de pop énervée.

Lent au Vauban. © Hervé Le Gall

La soirée se poursuit avec Vattelappesca (Luca Ventimiglia, Waly Loume, Julien Catherine, Morgane Carnet). Je suis totalement captivée par la saxophoniste, son énergie et son ancrage, le timbre du baryton, la force qui se dégage et se propage par touches répétées et envolées maîtrisées. La transe s’installe et le groupe imprime à la foule ses rythmes subtils et obstinés. Les corps répondent… le plaisir d’observer les différentes danses d’un public conquis. Entre jazz, punk et techno, un coup de cœur, pour beaucoup.

Morgane Carnet (Vattelappesca), Vauban. © Hervé Le Gall

La programmation du dimanche s’étirant entre plusieurs lieux éloignés, le festival a mis en place une navette poète, dans laquelle la comédienne Leonor Canales Garcia (Compagnie À Petits Pas) dans son personnage de Marilyn, clown déjantée et burlesque, accompagnait les passagers pour un moment à la fois hilarant, touchant et poétique. Premier arrêt, la maison du théâtre et une salle remplie de nombreux enfants pour Reality Show, une création du collectif les Vibrants Défricheurs mêlant musique et art visuels. Le spectacle s’articule autour d’un habile dispositif qui interconnecte image et son pour construire des supports d’improvisation variés et pertinents dans lesquels le public est pris à témoin. Les enjeux de l’improvisation sont clairement exposés et ouvrent sur un moment drôle et partagé. Un fourmillement d’installations sonores et visuelles apporte relief et surprise dans un spectacle tout en contraste et captivant du début à la fin. Poétique et inattendu, beau et envoûtant, Reality Show m’a particulièrement conquise et marquée.

Reality Show à la Maison du Théâtre de Brest (Collectif des Vibrants défricheurs). © Hervé Le Gall

Retour dans la navette poète, direction la chapelle du Bon Port, où Rafaëlle Rinaudo (artiste associée de Plages Magnétiques) et Rozenn Talec proposent une performance musicale autour des poèmes de Marcelle Delpastre et Anjela Duvale. La voix, profonde et ancrée, déclame les vers évoquant le rapport au vivant, au monde paysan, au corps. La harpe semble nous en dire tout autant, en notes et en effets sonores. Un beau moment musical et des textes plein de sens, comme le rappelle le regard appuyé de Rozenn Talec en direction du public lorsqu’elle clôt un poème sur son dernier vers, « nous n’aimions pas assez la terre pour y rester ».

Rafaelle Rinaudo et Rozenn Talec. © Hervé Le Gall

Sur la route du retour, je me dis que la scène et la musique sont des espaces de liberté temporelle. Ralentir, densifier, approfondir, répéter pour différer, modifier, explorer les différentes facettes d’un timbre, d’un motif, d’un rythme, l’éclairer différemment en modifiant l’équilibre du jeu collectif petit à petit, prendre le temps de construire, de s’immerger dans quelque chose et d’y rester, d’éprouver le temps musical… Les musiques libres sont des espaces de résistance au cœur même du sensible.