Scènes

Jazzkaar 2023, le talent à Tallinn

L’édition 2023 du festival estonien de référence Jazzkaar a été très colorée.


Jazzkaar © Teet Raik

Chaque année, dans la capitale estonienne, le festival Jazzkaar (l’arc du jazz) rassemble justement une grande variété de styles musicaux, du jazz le plus improvisé au blues en passant par l’électronique ou le folklore. Compte rendu de quelques concerts entendus cette année entre le mardi 25 et le vendredi 28 avril.

Karja Renard Wandinger Goes XL © Raul Ollo / Jazzkaar

Arrivée à Tallinn le mardi un peu avant 18 heures, je prends le festival en cours, juste à temps pour ne pas manquer le premier concert de la soirée, à la salle Vaba Lava dans le quartier de Telliskivi.

Sur scène, les sept musiciens de Karja/Renard/Wandinger goes XL enchaînent des improvisations libres. Ce projet, dirigé par la pianiste estonienne Kirke Karja, est une extension du trio Karja/Renard/Wandinger (avec Étienne Renard à la contrebasse et Ludwig Wandinger à la batterie), auquel s’ajoutent le pianiste Elias Stemeseder, la batteuse Sun-Mi Hong, le contrebassiste Felix Henkelhausen et le trompettiste Verneri Pohjola. L’effectif original offre un travail de texture très intéressant, notamment grâce à la présence des deux batteries. Les cascades de notes bien senties se succèdent au piano, dans une structure d’ensemble aux accents de math-rock.

Direction Fotografiska, à deux pas de Vaba Lava, pour le second concert de la soirée. Le duo formé par le joueur de kora gambien Dawda Jobarteh et le batteur danois Stefan Pasborg nous offre un beau concert, plein d’énergie et de belles mélodies.

C’est ensuite au tour du Mike Stern Band de monter sur scène. Le guitariste virtuose est accompagné par Leni Stern, Dennis Chambers, Bob Franceschini et Chris Minh Doky. Le set s’ouvre sur « Like a Thief », chanson composée et interprétée par Leni. Sa voix profonde captive immédiatement et me fait entrer dans le concert dès ce premier morceau. La complicité de Leni et Mike est touchante et belle à voir, ils se congratulent à chaque intervention musicale d’un « amazing ! », ou d’un « beautiful, beautiful ! » en souriant et en riant. La musique est efficace et l’énergie gonfle au fur et à mesure du concert. La plateforme de la batterie rebondit sous les assauts de Dennis Chambers tandis que Mike Stern offre des solos de guitare virtuoses qui ne s’éloignent jamais totalement de la profondeur du blues, ce qui leur donne une densité plaisante. Je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point les musiciens dégagent une joie très grande sur scène. Le set se termine sur une reprise très convaincante de « Red House » d’Hendrix, dans un final qui ne cantonne cette fois plus le blues à l’arrière-plan.

Le premier concert du mercredi est un projet réunissant Taz Modi et le quatuor à cordes estonien Prezioso, pour lequel le pianiste anglais a réarrangé certains de ses morceaux. Les parties de cordes sont simples et efficaces, les archets jouent surtout de longues tenues harmoniques qui accompagnent le piano et son dispositif électronique. L’ensemble est bien fait, beau et méditatif.

La soirée continue avec les jeunes Estoniens du Ramuel Tafenau Quartet (Ramuel Tafenau à la batterie, Artis Boriss aux claviers, Kristen Kütner à la guitare, Janno Trump à la basse électrique). Virtuosité et énergie communicative se mêlent pour offrir des compositions et des improvisations très réussies. Sur scène, leur connivence, leur complicité et leur entrain débordant offrent quelque chose de très direct et rafraîchissant.

Michelle David & The True Tones © Eve Saar / Jazzkaar

Premier gros coup de cœur du festival avec le groupe americano-hollandais Michelle David & The True Tones. La première chose frappante chez Michelle David est son énergie folle, sa présence immense. La seconde est sa technique vocale impressionnante sur laquelle l’intensité de sa voix s’appuie. Elle alterne entre une voix de tête hyper timbrée, une voix de poitrine puissante, une voix saturée galvanisante et pioche dans une palette de timbres soul et gospel. Le tout servant une interprétation subtile et efficace plus que soulignée par des musiciens excellents. Au-delà de la musique, il y a le lien que la chanteuse crée entre elle et son public avec humour et énergie, à coup de discours rassembleurs et de danses habitées. Un.e enfant d’à peine dix-huit mois est debout juste devant la scène, fasciné. Iel applaudit frénétiquement à la fin de la chanson. Michelle David le remarque et est visiblement touchée. Elle rit et fait une révérence devant l’enfant. A la fin du set, un enfant cette fois d’une bonne dizaine d’années est invité à monter sur scène pour danser avec elle. Michelle David insiste sur le fait qu’elle et ses musiciens ne sont « not here to entertain us but to share ».

Dernier concert de la soirée à Fotografiska : Kelp/Borka/Rämmal trio. Synthé, orgue, basse électrique à six cordes et batterie nous proposent une musique dense aux accents de funk bien lourds où l’influence du metal se fait sentir. Je fatigue sévèrement, quatre concerts d’affilée sans vraie pause à part les allers-retours entre les deux salles, ça commence à faire beaucoup pour pouvoir digérer, surtout après la claque de Michelle David. Mes oreilles et mon cerveau peinent à accueillir ce dernier concert. Le public en revanche semble réceptif. Le trio est rejoint par une guitare électrique et le concert se poursuit dans une sorte de metal funk progressif.

Ouverture de la journée du jeudi avec Steve Coleman and the Five Elements (Steve Coleman au sax alto, Jonathan Finlayson à la trompette, Rich Brown à la basse, Sean Rickman à la batterie). Les musiciens se renvoient les modules des compositions dans une interaction ludique et profonde et nous offrent de beaux solos.

Maria Faust © Karoliina Kreintaal / Jazzkaar

Je ne vois pas grand-chose de ce concert : au bout de vingt minutes il est déjà temps de filer pour le home concert de Maria Faust, dans un quartier résidentiel à l’extérieur de la ville.
La saxophoniste estonienne propose une performance intense dont je profite depuis la cuisine de nos hôtes, derrière un îlot central entre la hotte et les plaques de cuisson. J’apprécie l’ambiance créée par ce lieu atypique. Une cinquantaine de personnes sont présentes tout autour du grand espace de vie. Soulignée par l’intimité du lieu, une grande puissance irradie du corps de la saxophoniste et alimente l’intégralité de son solo où elle mêle effets de voix, pédales et loop tout en laissant la première place à son instrument. C’est original et fort.

Retour à Fotografiska pour les deux derniers morceaux du Rahel Talts Ensemble « Power of Thought ». Proposition orchestrale pleine de sonorités grâce aux quinze musiciens présents sur scène. J’ai juste le temps de noter que la musique est sophistiquée et que les deux vocalistes s’intègrent dans l’ensemble comme des instruments, par touches et par intermittences.

Retour à Vaba Lava pour le set de fado de la chanteuse portugaise Sara Correia. Elle est accompagnée d’une basse acoustique (Frederico Gato), d’une guitare acoustique (Diogo Clemente) et d’une guitare portugaise (Angelo Freire). C’est fort, puissant, plein d’émotion, habilement servi par une technique magistrale. Sa voix grave et profonde alterne avec une voix de poitrine sonore, sur fond de mélismes et d’inflexions subtiles. Elle nous abandonne un moment pour nous laisser avec ses trois musiciens le temps d’un interlude instrumental, avant de revenir par l’allée centrale pour chanter au milieu du public. À la toute fin du concert elle finit par poser son micro et chanter un couplet a cappella sans amplification, impressionnant.

Dernier concert de la journée avec Chris Morrissey, bassiste, auteur-compositeur et chanteur. Il est accompagné par Charlotte Greve au saxophone alto et aux backup vocaux, Marco Bolfelli à la guitare et aux backup vocaux et Bill Campbell à la batterie. C’est mon plus gros coup de cœur du festival. Avec poésie et originalité, le quatuor offre un set tout en douceur et en surprise. Entre rock, folk et jazz, les chansons sont habilement interprétées et le saxophone ajoute une dimension planante à l’ensemble.

Dernier jour à Tallinn pour moi, même s’il reste encore deux jours de festival. La soirée de ce vendredi s’ouvre avec les Cubains du Jorge Luis Pacheco Trio, emmené par le pianiste virtuose accompagné par Frank Durand à la batterie et Rodney Barretto à la contrebasse. Chansons et pièces instrumentales se succèdent, alternant entre compositions et reprises (« Chan Chan », « Guantanamera »…). L’ensemble est intense et festif. Jorge Luis semble parfois danser avec son piano. Il rebondit sur son siège, frappe du pied, gesticule. J’ai rarement vu un pianiste faire à ce point corps avec son instrument, d’autant qu’il chante grosso modo les notes qu’il joue, dans une frénésie qui prolonge la symbiose. Il y a une vraie complicité entre les musiciens et ça se sent : l’intensité entre eux durant les improvisations est grande et plaisante. Le public est très réceptif et l’ovation finale est longue.

Linda Fredriksson Juniper © Marina Lohk / Jazzkaar

La soirée se poursuit avec Linda Fredriksson (pronoms they/them) et son projet « Jupiner », du nom de son premier album solo, sorti en 2021. Le.la saxophoniste finlandais.e est accompagné.e par Tuomo Prättälä au clavier, Mikael Saastamoinen à la basse et Olavi Louhivuori à la batterie. De grandes improvisations alternent entre longues plages planantes emplies de travail de texture et déchaînements de notes et de sons. Le set est fait de compositions de le.la leadeureuse, laissant la part belle à l’improvisation. Iel dédie l’une de ses chansons à « their lovely trans, queer and non binary people ».

Concert festif du samedi soir avec Beady Belle, ses musiciens, ses choristes et ses paillettes. L’ensemble est très bien fait, mais ce n’est pas ma tasse de thé. Le public venu spécialement est en revanche réceptif et l’ambiance est chaleureuse.
La soirée se conclut avec une performance des Ukrainiens Koloah (dispositifs électroniques) et Dennis Adu (trompette). Le cuivre planant se mêle aux nappes et aux paysages sonores du dispositif électronique, dans un ensemble qui ressemble à une longue méditation.

Je quitte le festival avec plusieurs coups de cœur en tête et après avoir profité d’une programmation tout à la fois qualitative, variée, surprenante parfois, le tout dans une ambiance très sympathique servie par une superbe organisation.