Entretien

Wynton Marsalis, first baseman

Le trompettiste Wynton Marsalis est resté trois jours à Bruxelles avec son orchestre

Wynton Marsalis, photo Michel Laborde

Trois jours à Bruxelles pour le Jazz At Lincoln Center Orchestra, c’est un événement ! Deux concerts sold out, le premier avec comme répertoire « Giants of Jazz », le second en scène partagée avec le « Brussels Jazz Orchestra » : des arrangements de thèmes composés par Bert Joris pour le BJO, des thèmes de Monk - « Jackie-ing » et « Rhythm-A-Ning » - et « Senor Blues » d’Horace Silver, avant une réunion exceptionnelle des deux big bands sur une nouvelle composition de Bert Joris « Carry On Carillon » et un arrangement de « Bluesette ». Salle debout, ovation et « C Jam Blues » d’Ellington en rappel improvisé.

Le troisième jour, Wynton Marsalis et le JALCO accueillaient plus de 600 étudiants – des conservatoires de Bruxelles, de Flandres, de Maastricht et de Douai, ainsi que des écoles secondaires - pour une séance de concert commenté. L’après-midi était consacré à un « band coaching » par des musiciens de l’orchestre et la soirée à une jam-session. Wynton Marsalis a accepté dans l’après-midi un entretien portant principalement sur son programme éducatif « Jazz For Young People ».

Wynton Marsalis, photo Michel Laborde

-Vous avez, il y a une trentaine d’années déjà, enregistré un programme télévisé intitulé La Musique selon Wynton Marsalis. Comment est née l’envie de créer un programme d’éducation au jazz ?

Mon père est professeur et nous l’avons toujours connu enseignant ; il nous a aussi enseigné. C’est devenu naturel pour moi de faire la même chose. J’avais dix-huit ans lorsque j’ai donné mon premier cours dans une « High School », c’était à Saint-Louis en 1980 et il y avait dans cette école un grand directeur nommé Ron Carter - pas le contrebassiste ! - qui jouait du saxophone dans son band. Il m’a demandé de venir parler à ses élèves de la classe de trompette à Saint Louis. Je suis venu dans son école et c’était la première de beaucoup d’écoles partout aux États-Unis.

d’abord, vous imitez, ensuite vous embellissez et finalement vous faites votre propre musique

- Comment organisez-vous le déroulement de ces rencontres ?

Ce dont on parle, ce sont des concepts de base. Je vais parler d’oppositions et de se retrouver ensemble, d’abord à partir de la batterie comme base ( il marque le rythme) puis aller vers l’ensemble. Parler des caractéristiques des instruments comme le trombone à coulisse - aucun autre instrument de l’orchestre n’utilise la coulisse, c’est donc un instrument particulier. Parler du feeling et de l’énergie qu’on place dans la musique et de l’improvisation qui s’ensuit à partir de la rythmique piano-basse-batterie ; j’introduirai aussi des notions comme le shuffle, le blues, le swing et la « walking bass », l’utilisation des cymbales etc., et tout cela en musique. 

- Lors de cette rencontre avec des jeunes à BOZAR, il y a des étudiants de Conservatoire qui suivent des classes de jazz, de Bruxelles, de Flandres, de Maastricht, de Douai en France, mais aussi des élèves qui ne connaissent pas le jazz ou la musique en général. Comment concilier les deux ?

Nous ne parlons que des fondamentaux, être des instrumentistes séparés et se retrouver ensemble dans un orchestre, c’est fondamental. Comment y arriver ? Comment arriver à l’improvisation ?
Ça se fait en trois phases : d’abord, vous imitez, ensuite vous embellissez et finalement vous faites votre propre musique. C’est une règle que vous pouvez appliquer à n’importe quoi : rouler en vélo, cuisiner un plat, parler une langue… Ce sont les fondamentaux. Nous enseignons les rythmes africains (il tape dans les mains) et nous les adaptons au swing. Nous partons d’un blues triste, y mettons du groove et cela devient plus gai. Ça change l’ambiance du morceau : vous êtes toujours triste, mais l’esprit est différent. 

Le langage est bien plus une barrière que la musique : essayez de raconter une blague à quelqu’un qui ne comprend pas votre langue !

- Est-ce différent d’enseigner à des jeunes Américains dont c’est la culture et à des jeunes Européens pour qui la notion de temps fort et de temps faible n’est pas la même ?

Peut-être. Je ne pense pas. La musique populaire est aujourd’hui accessible partout, voyez les Beatles : les grands hits sont internationaux aujourd’hui. Le langage est bien plus une barrière que la musique : essayez de raconter une blague à quelqu’un qui ne comprend pas votre langue ! J’ai une expérience dans tant de pays différents, même au Japon ou en Chine ça fonctionne. Même s’il y a des choses étonnantes : par exemple, en Chine, nous avons fait des séances pour les enfants, mais les parents et même les grands-parents étaient présents, c’était une question de partager en famille et il fallait faire avec. J’apprends des choses différentes de chaque groupe. 

- Quels compositeurs abordez-vous ?

Nous ne parlons pas tellement de compositeurs, même si Duke Ellington ou Count Basie sont évidemment très importants, mais il s’agit moins de parler de compositeurs que de concepts : l’improvisation, le blues, le swing qui est la base de tout. 

- Y a-t-il dans votre enseignement une place réservée au côté social du jazz : les liens avec l’église, avec l’histoire de l’esclavage, des mouvements sociaux ?

La sociologie est beaucoup plus difficile à analyser que la musique, c’est une notion dans laquelle on se perd, qui est assez imprécise. Vous pouvez utiliser la musique comme un background dans l’enseignement de l’Histoire, c’est plus facile, je crois. En musique, c’est plus simple de comprendre qu’une musique est jouée en six ou huit, qu’un Africain joue ça en deux mesures, un Européen en quatre. Je préfère partir de concepts et les illustrer en musique. 

- Les étudiants n’écoutent plus les standards, dit-on…

On les enseigne. On est un peu comme des docteurs qui soignent. Je ne pense pas que les musiciens à mes débuts écoutaient beaucoup de musique, ils écoutaient quelques trucs qu’ils aimaient, les morceaux à succès, mais ils ne se disaient pas : « Allons chercher plus loin, du côté de Jelly Roll Morton ou de Count Basie… » Personne ne faisait ça, il y a peu de gens qui s’intéressent vraiment à l’Histoire de la musique naturellement, c’est quelque chose qui s’enseigne.

aujourd’hui on peut se procurer de la pornographie de la même façon que de la musique

Dans des écoles comme la Juilliard School, il y a quelques élèves qui sont intéressés par cette recherche sur l’Histoire du jazz, mais beaucoup ne le sont pas. Et je pense que ce sera toujours un petit nombre qui s’y intéressera en profondeur, pour plusieurs raisons : nous sommes dans un milieu où la pop music envahit tout à la radio, sur internet… Tout est commercial, c’est difficile pour les jeunes de passer à côté. On en arriverait à connecter musique et pornographie ; vous vous rendez compte qu’aujourd’hui on peut se procurer de la pornographie de la même façon que de la musique ?

L’internet est un produit très puissant et il est difficile de résister à cela pour des enfants. Sur leur smartphone, on leur vend des produits qu’ils vont vouloir acheter. Et c’est surtout un problème pour les gens qui sont sans défense et à qui on essaie de vendre une identité. C’est ainsi, mais c’est horrible. Ils se font de l’argent sur le dos des enfants, il n’y a plus de base, et quand il n’y a plus de base, on arrive à la fin d’un cycle d’éducation, et un cycle recommence avec une nouvelle base. 

Wynton Marsalis © Adrien H. Tillmann

- La rencontre de ce soir avec le Brussels Jazz Orchestra est une première, mais vous aviez déjà pu apprécier leurs qualités au Lincoln Center. Vous apprenez vous-même de vos rencontres ?

Oui, bien sûr. Je viens juste d’écouter ce matin les arrangements qu’ils ont fait pour les trompettes, j’écoutais ce son intéressant dans l’orchestration de la section de trompettes. Nous apprenons les uns des autres, Américains ou Européens. Si je remonte dans le temps, est-ce que c’est parce que les Concertos Brandebourgeois viennent d’Allemagne que je n’apprendrai rien de cette musique et vice versa ? Les cultures voyagent dans le monde entier. Des scientifiques peuvent apprendre des choses sur nos origines qui viennent du Soudan ou d’Australie, peu importe, les recherches sur l’ADN montrent que nous venons tous du même endroit. 

- Vous allez jouer un nouvel arrangement sur « Bluesette » de Toots Thielemans.

J’ai joué plusieurs fois avec Toots et mon père avait « Bluesette » dans son programme d’éducation musicale, je l’ai appris quand j’étais étudiant. Mon père utilisait ce morceau pour illustrer les progressions d’accords (Il se met à siffler) Il sifflait mieux que moi !