Entretien

Fred Hersch sort du bois

Entretien en visioconférence avec le pianiste Fred Hersch

Fred Hersch © John Abbott

Fred Hersch confiné dans sa maison dans les bois en Pennsylvanie, parle de son nouveau disque « Songs from Home », de son piano, du virus, de ses inquiétudes et de ses espoirs.

Fred Hersch © Jim Wilkie

- « Keep your face toward the sunshine, and shadows will fall behind you » [1] est une phrase que vous placez dans votre messagerie. Est-ce dans cet esprit optimiste que vous avez publié chaque jour une chanson sur votre facebook, une série que vous avez intitulée « Tune of the day » ?

J’ai débuté cette série très tôt pendant le confinement parce qu’un de mes proches amis est décédé, c’était mi-mars. Je n’avais jamais fait de facebook live, mais je me suis décidé à publier un titre par jour en pensant que je pouvais faire quelque chose qui aurait du sens pour moi mais aussi pour les autres. Cela pourrait représenter cinq ou six minutes par jour pendant lesquelles les gens ne penseraient pas à ce truc terrible qui nous est tombé dessus. Vous savez, j’ai eu pas mal de défis à surmonter dans ma vie, j’essaie d’aller de l’avant du mieux que je peux. Parfois, vous voyez une ouverture et vous faites ce qu’il faut… J’aimerais penser qu’il y a une lumière pour chacun d’entre nous quelque part.

- Nous savons que vous appréciez les concerts live et les enregistrements en public ; ce « Tune of the day » représentait-il une sorte de catharsis ?

Et bien, certains jours, je n’avais vraiment pas envie de jouer, d’autre jours, je jouais très mal… selon mes critères… Et à ce moment, je ne travaillais pas vraiment mon piano, je me contentais de jouer et tant pis… Puis est venu ce challenge de faire un disque : je pouvais enregistrer trente fois le même thème parce que j’avais le temps et ça ne me coûtait rien puisqu’il n’y avait pas de studio. J’ai souhaité faire sonner le disque comme une session live.

- Est-ce la première fois que vous enregistrez sur votre propre Steinway ?

Dans les années 80, j’avais un studio d’enregistrement à New York et différents pianos : j’y ai fait plusieurs enregistrements, dont mon premier album. Mais c’est la première fois que je m’enregistre sur mon Steinway, et sur un laptop, mais la technologie n’est pas si compliquée, j’ai de bons micros, c’est très facile à faire maintenant.

- Après cette expérience, est-il plus confortable de jouer sur votre piano alors qu’en tournée, vous êtes confronté à des instruments différents chaque jour ?

Généralement aujourd’hui, les pianos sont vraiment très bons en Europe, souvent des « 9 foot Steinway » dans les grandes salles. Honnêtement, mon piano n’est pas parfait, c’est un bon instrument, mais pas Waaaw ! C’est un instrument pour la pratique et il sonne bien dans la pièce… Vous savez, je suis le genre de personne qui peut être satisfait d’un piano… même si je peux être parfois pointilleux. Je me sens bien avec celui-ci, même s’il y a des manques dans certains registres. Les Steinway ont une personnalité, vous pouvez la changer jusqu’à un certain point mais certaines choses font partie de l’ADN du piano et ne peuvent être modifiées, quoi que vous tentiez. En tant que pianiste sur la route, vous devez l’accepter… Ok, ce piano n’est pas idéal, mais il faut l’accepter et il y a parfois des choses qui sonnent vraiment bien, alors il faut en tirer parti et éviter ce qui sonne mal, ne pas vous y aventurer. Je dirais qu’un bon instrument dans un bon environnement donne du plaisir… mais je suis un pianiste professionnel… Parfois, quand je suis sur scène, je sens que ce sera une mauvaise soirée, le public est mauvais, je le sens fatigué et vous pensez à un désastre qui va se produire… Alors si vous vous relaxez, quelque chose de spécial se passe, tout ce qui est bon devient une surprise. Quand on fait ça depuis quarante-cinq ans, on rencontre de tout !

- Comment avez-vous choisi le répertoire du disque ? Ces chansons faisaient-elle partie de votre série « Tune of the day » ?

Non, je ne pense pas, juste une peut-être, « Consolation ». Je suis parti d’une liste de dix-huit titres dont j’étais sûr pour certains qu’ils seraient sur le disque. J’ai fait « After You’ve Gone » en une prise, « Sarabande » aussi, mais au départ je n’avais pas l’intention de les garder… Certains titres sont vraiment venus en dernière minute. « Get Out of Town » était aussi spontané, peut-être deux prises. Mais pour d’autres, j’ai travaillé beaucoup pour arriver à ce que je désirais… Des choses ont sauté, d’autres sont arrivées, personne ne savait quel serait le résultat final. C’est toujours intéressant de partir d’une liste très large.

- Il y a quelques-uns de vos favoris, mais pas Monk ou Jobim.

Tout à fait. Délibérément je n’ai pas choisi Monk parce qu’il est déjà sur tant d’albums, je l’ai donc laissé avec Jobim de côté pour cette fois. Pour cet album, à l’exception de « Consolation » et mes deux compositions, j’ai vraiment voulu des chansons avec des textes qui me parlent.

j’ai pensé à Trump pendant ce morceau : « Get a fuck out of here » !

- Vous m’avez dit lors d’un entretien précédent que vous ne sauriez jamais jouer « Polka Dots and Moonbeams » à cause des paroles… Ici, certains textes sont inspirés par la pandémie.

C’est exact. Ce premier morceau « Wouldn’t it be Loverly”, qui vient de « My Fair Lady », je peux l’interpréter comme une sorte de souhait d’un monde meilleur que celui que nous vivons actuellement. Je l’ai joué comme une prière, ou une inspiration, un espoir. L’image de « Wichita Lineman », cet homme qui travaille sur un poteau de téléphone, seul dehors… quelle image de solitude ! Par contre, les paroles sur le « Solitude » d’Ellington ont été écrites plus tard… pour faire de l’argent !

Fred Hersch © Michel Laborde

- “After You’ve Gone” traite aussi de la solitude.

“After You’ve Gone” est une chanson populaire « quand tu seras partie je serai triste, j’aurai le blues, tu me manqueras… », des choses comme ça, elle a été composée pendant l’épidémie de grippe en 1918. Mais pour cette chanson, j’ai pensé à Trump pendant ce morceau, “After You’ve Gone” c’est lui dire : fous le camp d’ici… (« Get a fuck out of here »). Vous savez, ça a été usant quatre années avec ce type… “Get Out of Town” c’est par rapport à moi qui vis en Pennsylvanie après avoir quitté Manhattan, “All I Want” vient du premier album de Joni Mitchell “Blue”, et “The Water is Wide”, c’est quelque chose que j’ai appris très tôt à l’école. Cet album est clairement 50% issu d’une période d’avant-jazz, avec quelques trucs plus modernes.

- “When I’m Sixty Four” a évidemment un sens particulier pour vous cette année.

Oui, au moment où j’ai enregistré, en août, j’avais soixante-quatre ans, aujourd’hui j’en ai soixante-cinq....

- Généralement considéré comme l’âge de la retraite…

Bon, chacun d’entre nous en ce moment peut être considéré en retraite forcée… Si je devais ne plus jamais jouer des gigs ou voyager… ce serait fini, ma carrière serait terminée… Mais vous savez, si je regarde en arrière, je me sens heureux de toutes les choses que j’ai faites, avec beaucoup de reconnaissance aussi… Mais pour les jeunes musiciens qui arrivent sur les scènes aujourd’hui, qui sortent des écoles, qui tentent de trouver leurs marques, et d’être entendus, c’est une période particulièrement cruelle. Beaucoup de jeunes pianistes vivent seuls et n’ont pas de piano à la maison et pas de solution pour jouer… Je me sens plus mal pour eux que pour moi. Je suis sûr que les choses changeront avec le vaccin. Malheureusement trop de gens dans ce pays ne portent pas de masques et nous en payons le prix.

- Beaucoup de musiciens donnent des concerts sur internet. Pensez-vous que ce type de performance a de l’avenir ?

Je m’y attends en tout cas. Je pense qu’il faudra très longtemps avant que les gens se sentent à l’aise dans un espace public comme une salle de concerts, sans compter tous ceux qui connaissent et connaîtront des difficultés financières : ils aimeraient sans doute assister à des concerts, mais en auront-ils les moyens ? Je crois que suivre un concert par Zoom ne satisfera pas le public, mais ce sera un moyen pour certains musiciens de gagner un peu d’argent. De mon côté, j’ai fait deux streamings depuis le Village Vanguard, et le reste de ma maison. Malheureusement, jouer à distance avec d’autres musiciens est compliqué, à cause de l’effet retard. Il me reste le choix de jouer ma partie de piano, de l’envoyer aux autres musiciens qui jouent dessus… Je pense qu’on est très limité dans cette formule. Utiliser Zoom pour des masterclasses comme je le fais n’est pas toujours facile non plus à cause de la qualité du son qui va et vient, c’est souvent compliqué.

- Me permettez-vous une question plus personnelle : ayant souffert de façon dramatique du sida, cela vous a-t-il aidé à surmonter la pandémie d’aujourd’hui ?

Pas de problème. Mais d’abord pour être clair, le coma que j’ai traversé n’a rien à voir avec le sida que j’ai enduré pendant plus de trente-cinq ans. Après deux mois de coma, je suis entré dans un centre de revalidation, j’étais très très bas, je ne pouvais pas manger ni parler, chaque jour était très difficile. Puis lorsque mon compagnon me poussait dans ma chaise roulante dans le jardin du centre, je rencontrais des gens qui étaient là depuis des mois et qui me disaient : vous devez penser à une petite chose que vous avez faite aujourd’hui et qui est meilleure que ce qui se passait hier, juste une minuscule amélioration, comme, par exemple, hier j’ai marché quinze pas et aujourd’hui vingt…

Fred Hersch © Michel Laborde

Si vous pensez seulement à ce que vous ne pouvez pas faire, rouler en vélo, prendre l’avion, aller au restaurant, vous êtes dépassé, mais penser à de petits progrès vous aide. Et à propos du coronavirus, personne ne sait rien, vous pouvez vous sentir bien aujourd’hui et être atteint demain, personne ne le sait. Dans le bouddhisme, tout est non-permanent, nous mourrons tous, nous perdrons tous ce que nous aimons, c’est ainsi ; cela ne veut pas dire qu’il faut en être triste, mais il faut y penser. De nos jours, beaucoup de choses, même pour des gens avec une grande carrière, se sont mal passées.

Les gens auront-ils l’argent pour revenir au concert ? Le gouvernement aidera-t-il la culture ?

Et pour moi, ces neuf derniers mois ont été très difficiles, je n’ai pratiquement écrit aucune musique, juste une ou deux choses. J’ai connu de grandes difficultés à me motiver à jouer du piano, j’ai lu, j’ai regardé Netflix, mais ces derniers temps, je vois une petite lumière au bout du tunnel, j’espère avoir des concerts en juin, ou plutôt septembre, peut-être…
Mais il y a tant de questions qui se posent. Vous savez, beaucoup d’agents pensent à 2021… dans un an ! Les gens auront-ils l’argent pour revenir au concert ? Le gouvernement aidera-t-il la culture ?

Mais pour en revenir à ma façon de vivre la situation actuelle, je ressens les choses dans la lenteur : ce disque m’a permis de réaliser quelque chose pendant quatre ou cinq semaines, en apprenant de nouvelles technologies, le mixage, me concentrer sur le piano, et j’ai été extrêmement heureux de voir la façon dont l’album a été accueilli, c’est fantastique ! Je pense que c’était le bon disque à faire au bon moment. Je n’ai pas voulu faire un disque « easy-listening », il fallait qu’il ait de la substance sans être « intimidant » pour qui que ce soit, je voulais que le jazzfan y trouve du plaisir, mais que ça apporte aussi un peu de lumière aux gens qui sont dans l’obscurité.

Mon espoir pour l’année prochaine tient aussi dans l’arrivée d’un nouveau président, avec de nouveau du bon sens dans les décisions et un souci réel des gens. Il y aura du changement, même si l’opposition ne rendra pas les choses faciles… Ces gens n’ont jamais compris que l’objectif était de rendre le pays meilleur pas seulement pour eux-mêmes mais pour les gens. Et notre pays est aujourd’hui la risée du monde : nous avons les meilleurs scientifiques, nous avons l’argent et nous agissons de la pire des façons au monde face au virus. Et dix millions d’Américains continuent de penser que le virus est un hoax… et ça prendra du temps pour que tous les Américains se retrouvent sur la même longueur d’ondes, si ça arrive un jour. Je suis inquiet pour l’avenir du pays.