Chronique

Abdullah Ibrahim

The Song Is My Story

Label / Distribution : Intuition

Il y a ce qu’on dit et la façon de le dire. Ce sont là deux objets qui, lorsqu’ils sont opposés, peuvent desservir la clarté du récit, ou bien, comme dans The Song Is My Story, lui donner un équilibre inébranlable.

L’enregistrement a eu lieu en Italie en juin 2014 à l’occasion de ses 80 ans ; Abdullah Ibrahim y joue sur un Fazioli après avoir visité l’atelier où l’on fabrique ces instruments d’exception. La majeure partie du concert est en improvisation libre.

Le titre en dit long sur ce qu’Ibrahim donne ici : une photographie de sa personnalité artistique. Il déverse simplement toute la musique qui coule en lui à un instant T. Sans concessions. Sans pincettes. C’est brut, c’est d’une profondeur vertigineuse, et c’est un mélange parfait de force et de délicatesse. Cette photographie met en lumière certaines de ses inspirations, avec plus ou moins de netteté. Il y a en arrière-plan l’Afrique du Sud, où sont ancrées ses racines. Il y a ses pairs ; on entend un peu de Monk dans « African Dawn », tiré de l’album du même nom. Il y a une nouvelle version en deux chapitres de cet hommage à Coltrane, léger, lyrique, amoureux. Et bien sûr, omniprésent dans l’album et dans sa carrière en général, le maître qui l’a découvert et propulsé dans les années 60, Duke Ellington.

Les formats sont très courts, ce qui est inhabituel pour un solo de piano, surtout improvisé. En un rien de temps, Ibrahim arrive à tout dire et bien plus, mais ne bavarde jamais. Il ne va qu’à l’essentiel. Les nuages, bien qu’uniquement constitués d’air, paraissent massifs ; la musique d’Abdullah Ibrahim, c’est l’inverse : elle est légère et douce bien qu’habitée d’une dense matière. « Unfettered Muken », par exemple est tout en suggestions. Lui aussi au format interlude, ce morceau s’ouvre sur un motif plein de groove qui laisse deviner un puissant tandem basse-batterie planqué sous le capot du piano à queue. S’ensuit alors un discours subtil et aérien, fait de liberté, qui semble laisser de la place à un autre compère - pourquoi pas un soufflant. La question est : comment peut-on laisser autant de place en laissant si peu de vide ? Ibrahim a souvent joué avec des cuivres, et même quand il décide de se cantonner au piano, son jeu sous-entend la couleur du trombone, ses silences suggèrent les réponses du saxophone. Son piano est comme une grande boîte dans laquelle sommeillerait un big band, et du bout de chaque doigt il peut réveiller et faire chanter un instrument différent.

Abdullah Ibrahim fait le choix d’ouvrir et de refermer ce solo au saxophone. Ce pourrait être un trait d’humour. Mais, à l’ouverture, la « Celestial Bird Dance » est trop belle pour qu’on pense à rire. En revanche, la demi-minute de « Children Dance », pour clore l’album, laisse bien entrevoir cet enfant qui danse et nous nargue, et nous invite à jouer avec lui, l’air de dire : « D’accord, je viens de retourner tous tes sens pendant seize morceaux, du frisson aux larmes, en passant par la mélancolie ou l’excitation, mais tout ça ne raconte que la vie, et ma vie, c’est de jouer ».