Scènes

Jazz in Arles 2014

Si Arles est internationalement reconnue pour ses Rencontres photographiques, la musique n’y est pas en reste : en marge des grosses machines de l’été comme Les Suds, le festival des musiques du monde, la ville accueille dès les beaux jours, en mai, un festival de jazz intense, actuel et toujours surprenant.


Si Arles est internationalement reconnue pour ses Rencontres photographiques, la musique n’y est pas en reste : en marge des grosses machines de l’été comme Les Suds, le festival des musiques du monde, la ville accueille dès les beaux jours, en mai, un festival de jazz intense, actuel et toujours surprenant.

« La petite Rome des Gaules » exerce une indéniable attraction, et pas seulement par son patrimoine monumental. Retrouvailles avec la chapelle du Méjan pour le festival de jazz, du 22 au 24 mai, à deux pas des éditions Actes Sud et de la nouvelle fondation Van Gogh, inaugurée en avril dernier dans un hôtel particulier du XVe siècle.

Les trois dernières soirées de Jazz in Arles 2014 nous réservent une musique à la fois ouverte à la modernité et pleine de résonances chères au cœur des ses passionnés. Chaque année, en effet, le programmateur de Jazz in Arles, Jean-Paul Ricard, concocte avec soin et talent une affiche reflétant la belle vitalité de la scène jazzistique actuelle. La thématique tourne le plus souvent autour du piano. Les contraintes spatiales et acoustiques deviennent un véritable atout quand il s’agit d’accueillir dans une salle à taille humaine de petites formations autour du Steinway, admirablement accordé par le précieux Alain Massonneau.

Cette année, c’est le concert de Carla Bley qui affiche complet - noblesse oblige. Le jazz a ses « stars » tout comme Cannes, certes moins médiatiques, puisque celles-ci peuvent déjeuner à l’hôtel sans être reconnus par la clientèle, pourtant en majorité étrangère. Plus de 400 personnes ce 23 mai, donc, pour écouter le trio dans des compositions récentes et autour de créations travaillées pendant la journée, sur le vif. Arrivés la veille, et malgré un vol transatlantique accusant un important retard, Carla Bley, Steve Swallow et Andy Sheppard avaient décidé de répéter longuement de nouvelles pièces. Encouragés, voire stimulés par le cadre exceptionnel de la chapelle du Méjan, ils ont pu mettre au point un répertoire plutôt original dont nous avons eu la primeur.

Carla Bley, photo H. Collon

Dans ce concert en deux parties, on retrouve des thèmes du dernier album Trios (ECM) : c’est « Vashkar », dont les premières mesures flirtent avec le boléro, puis les ondulations sinueuses du soprano pour une composition de Paul Bley. C’est qu’avec son premier mari, infatigable défricheur de la formule « trio », Carla a été à bonne école… Le premier set a ma préférence : les trois musiciens parviennent à tenir un tempo doux, sensuel, et à entretenir un groove lancinant, ondulant, comme s’ils étaient partis pour une méharée. Ils se balancent, dérivant sans divaguer, « dodelinant comme sur un dromadaire dans le désert », me souffle en souriant mon voisin, le pianiste Roberto Negro (dont j’ai manqué le conte extraordinaire, cette Loving Suite pour Birdy So enchantée par la voix d’Elise Caron). Une image confirmée un peu plus tard par Carla Bley elle-même qui, présentant une nouvelle composition, évoque le sable et le soleil, la chaleur du désert. La « Caravan » d’Ellington n’est pas loin. Comment ne pas apprécier cette nonchalance étudiée, élégante, difficile à tenir sur la longueur, au risque de divaguer ?

Le second set enchaîne deux suites tripartites ; d’abord « Wildlife » issue du dernier album, avec l’étonnant « Sex with Birds » où la pianiste, plus que jamais, semble s’identifier à un de ces volatiles qu’aimait tant Fra Angelico, et l’autre plus ancienne, « The Girl Who Cried Champagne ». Carla Bley montre toujours autant de vivacité dans la création de thèmes et de talent pour les arrangements. Son jeu singulier, déconcertant par instants, ne cesse de varier les paysages mentaux, évoluant de micro-fragments en emprunts monkiens, privilégiant la discontinuité. Elle glisse trois mesures de Bernard Herrmann - pas plus. Par touches discrètes, elle passe à un autre climat, dérive par insinuations plutôt que citations. Ainsi le trio brosse-t-il un arrière-pays du jazz, jusqu’à en donner, avec le recul nécessaire, une évocation réussie, et à narrer une histoire en bref, la basse tenant l’ensemble, ainsi que les formidables envolées de saxophone. Quand s’amorce « Stranger in Paradise », il faut se rendre à l’évidence : cette fois, le trio se livre à une relecture originale et malicieuse, à contre-pied du thème (dont l’origine se trouve dans les danses polovtsiennes du Prince Igor de Borodine). Leur version est dansante, enjouée, parodique, loin des reprises chantées en France par Gloria Lasso et Luis Mariano.

J’ai eu un peu plus de mal avec le second set, ancré dans la récréation et le divertissement, sur des rythmes plus enlevés, voire latins ; le son était parfait, découpé et réparti équilatéralement entre le piano, qui semblait se suffire à lui-même, la basse électro-acoustique, d’une clarté confondante, et les timbres des saxophones, dont le moindre effet se ressentait avec intensité. En écoutant ce trio, on ne pouvait s’empêcher de penser que le jazz vient de là, de ces vrais « professionnels de la profession », ces artistes dont la musique parvient à toucher car, dans sa complexité heureuse, elle reste immédiate.

Mark Feldman & Sylvie Courvoisier, photo H. Collon

Un duo très différent m’avait cueillie dès mon arrivée à Arles, celui du couple formé par Mark Feldman et Sylvie Courvoisier : leurs compositions traduisent des tempéraments différents qui se rejoignent dans l’énergique affirmation d’un engagement à corps perdu, d’un jeu puissant et ouvert, à l’enthousiasme non simulé. Ces deux musiciens donnent et se donnent, l’impétueuse pianiste se retournant souvent vers son compagnon pour suivre ses impulsions. Si le violoniste a fait partie, à ses débuts, de bands de Nashville et accompagné Johnny Cash, il a ensuite suivi un parcours singulier, bel exemple d’éclectisme ou de versatilité anglo-saxonne. La pianiste et lui se sont aménagé depuis leur rencontre, il y a près de vingt ans, un univers reconnaissable entre tous, démonstratif et passionné. Ils nous présentent ce 22 mai des thèmes accrocheurs de leur ami John Zorn, enregistrés sur son label Tzadik, mais aussi de leur récent Live au Théâtre Vidy à Lausanne, paru en 2013 chez Intakt - « Five Senses of Keen », « For Alice », « Orpheus and Eurydice ». Leur musique de chambre européenne, à la fois contemporaine et classique, pleine de l’instant, chante plus le désir que la nostalgie de la plainte. Un embrasement que l’on partage alors que leur sélection bien choisie nous réserve de brefs moments plus tendres, plus rêveurs, d’une douceur rare, dans la caresse de l’effleurement. On évoque backstage avec Sylvie l’origine possible de leur jeu, cette ardente manière, en l’expliquant par le bouillon de culture de la scène new-yorkaise downtown, l’effervescence de l’apprentissage à New York, les excellents professeurs de la Juilliard.

Les Suisses savent donc s’échapper, et le pianiste de la dernière soirée (24 mai), René Bottlang, le confirmera à l’occasion d’une création - un duo inédit et décoiffant avec Louis Sclavis. Ce dernier est sans doute le musicien que j’ai le plus suivi ces quinze dernières années. Infatigable dès qu’il s’agit de nouvelles aventures, il rencontre ce pianiste méconnu, irrésistible voyageur qui, au retour d’un long séjour en Mongolie revint jadis avec… une épouse et un disque, Solongo (AjmiSeries, qui eut quelque retentissement à l’époque. Installé depuis longtemps en Provence, Bottlang a été découvert par Jean-Paul Ricard, qui le fit jouer avec André Jaume, Guillaume Séguron, Bruno Chevillon, et… Charlie Haden, toujours prêt à tenter de nouvelles combinaisons musicales. Mais René Bottlang n’en a jamais fini des voyages et des carnets de route, des rencontres probables ou improbables. Ce qui fait de son parcours, s’il n’a jamais été vraiment mis en lumière, une remarquable suite d’« échappées belles », selon la formule de son compatriote Nicolas Bouvier.

René Bottlang & Louis Sclavis, photo H. Collon

Sur deux compositions du pianiste, « Un dimanche en Andalousie » et « Mélodie quantique », le duo se plaît à faire resurgir des musiques de danse, un folklore imaginé ou transposé. C’est que Sclavis vient de là et sait y retourner ; il aime faire tourner les sons, valser les accords. Il a en commun avec le grand aîné Portal un goût des bals et des mélodies simples. Ce fond populaire lui vaut immédiatement l’adhésion du public, qui retrouve ses racines. Un des intérêts majeurs de cette confrontation inédite est la démonstration évidente d’un accord parfait, même si l’expression fait cliché, dans une approche authentiquement collective de l’improvisation : il est révélateur de voir les deux musiciens cheminer dans la même direction, se répondre au quart de tour et de ton en suivant une pente naturelle, décidée sur le vif. Piano préparé, martèlement percussif, jeu expressionniste sur les clefs de la clarinette ou de la clarinette basse ou, au contraire, grandes envolées lyriques sur toute l’étendue du clavier… ils relient avec aisance des musiques a priori incompatibles et font tomber les barrières dans la joie furieuse de l’instantané.

Avec de pareilles surprises, c’est peu de dire qu’on attend avec impatience les vingt ans de Jazz in Arles. L’équipe du Méjan tient le cap, indépendante et efficace, loin des modes. Ainsi fonctionne cette petite machine musicale, tranquillement, sous le soleil, avec la lumière, le mistral, et le caractère bien trempé du sud. Exactement.

par Sophie Chambon // Publié le 21 juillet 2014
P.-S. :

À venir : photoreportages, vidéo-interview en musique de Mark Feldman & Sylvie Courvoisier