Chronique

Ensemble Bernica

Vagabondage

René Dagognet (tp, bugle), Michaël Cuvillon (as, ss), François Guell (as), Jean Lucas (tb, voc), Eric Hurpeau (g), Pierre Boespflug (p), Jean-Luc Déat (b, elb), Christian Mariotto (dms, perc, voc).

Label / Distribution : Cristal Records

Les musiciens de Bernica [1] sont en forme et c’est une excellente nouvelle ! Après quatre années d’un silence discographique ne signifiant pas pour autant inactivité, voici le retour en fanfare d’un octet qu’on avait laissé en tant que Bernica Octet et qui revient aujourd’hui sous l’appellation Ensemble Bernica. Et si les Lorrains sont toujours huit à répondre à l’appel, leur formation a connu une évolution dont témoigne Vagabondage avec vigueur : exit le grand François Jeanneau, qui avait su canaliser et mettre en mouvement la créativité déployée par un groupe en état d’ébullition, jusqu’à l’entraîner avec lui dans un Périple en Sound Painting cher à son cœur [2]. Avec le départ du guitariste Denis Moog au jeu fluide et discret, deux places étaient donc vacantes : elles sont désormais occupées par Michaël Cuvillon et Éric Hurpeau. Ces changements, loin d’être mineurs, contribuent à insuffler au groupe une énergie aux intonations rock, voire funk qui fait plaisir à entendre. Il suffit de se laisser embarquer par les premières mesures de « Pistes » en ouverture de l’album pour comprendre de quoi il retourne. Le renouvellement est évident, le moteur tourne à plein régime, Bernica est bien décidé à en découdre.

Bernica, c’est d’abord un collectif d’une solidité éprouvée dont Pierre Boespflug (piano) et François Guell (saxophone alto), les deux principaux compositeurs, sont les architectes sur qui peuvent compter aussi bien leurs camarades souffleurs : René Dagognet (trompette et bugle) et Jean Lucas (trombone et voix) qu’une paire rythmique plus que jamais incisive : Jean-Luc Déat (contrebasse et basse), Christian Mariotto (batterie, percussions). Après différentes résidences et créations qui nourrissent en partie ce nouveau disque, comme La 40e Pulsation avec Régis Huby [3] et Jessica Constable dans le cadre de NJP 2013 ; bien soutenu également par la Compagnie Latitudes 5.4 experte en explorations du jazz actuel et des musiques improvisées [4], l’Ensemble Bernica disposait de beaucoup d’atouts pour réussir un disque de premier plan. C’est bien le cas avec Vagabondage.

Parce que ce troisième disque de l’Ensemble Bernica ressemble à s’y méprendre à un coup parfait. Toute la singularité du groupe y est condensée en une heure. C’est la puissance d’un collectif propulsé par une rythmique qui peut s’avérer cousine de la Zeuhl de Magma (« Les portes de l’enfer » et son final haletant) avant de se présenter sous des allures plus coloristes (dans l’introduction du « Continent oublié ») ; ou le travail minutieux réalisé sur l’agencement des textures sonores nées de la complémentarité mouvante entre quatre souffleurs et quatre rythmiciens ; c’est la diversité des compositions (il faut saluer ici Pierre Boespflug et François Guell) et la richesse des climats, celle-ci naissant parfois de l’inattendu d’une rupture esthétique soudaine sans que jamais l’ensemble ne donne l’impression d’une simple juxtaposition (ainsi « Lady », dont la mélodie minimaliste enchante jusqu’au moment où soufflera une tempête cuivrée, ou « 222 » et ses deux parties distinctes) ; ce sont les combinaisons instrumentales multiples qui permettent au groupe de se réduire quand il le faut à un trio piano - contrebasse - batterie de facture presque classique (ainsi au cœur du très beau « Continent oublié ») avant de se déployer dans un tutti onctueux ou au contraire échevelé ; ou les interventions des solistes d’une grande justesse, empreintes d’une intensité rageuse (comme le chorus de guitare très rock d’Eric Hurpeau sur « Pistes », le solo de Michael Cuvillon sur « Le continent oublié » ou ceux de François Guell à l’alto – « Eléments de caisses qui pètent », « Melissa ») ; enfin, on n’oubliera pas la dimension poétique, voire surréaliste qui est l’ADN de Bernica, ici exprimée dans les textes lus par Jean Lucas (les citations de l’Indien Sioux Wapiti Noir dans « Vagabondages » ou les divagations autour du nombre sphénique « 222 »).

Cerise sur le gâteau en forme de clin d’œil à Citizen Jazz : le visuel du digipack est signé Jacky Joannès, collaborateur régulier de notre magazine. La photographie est tirée du spectacle La nuit qui marche sur la nuit, dirigée par Christian Mariotto en association avec la danseuse Aurore Gruel.

Enfin, les plus curieux auront remarqué qu’en mélangeant les lettres du mot Bernica, on pouvait en obtenir un autre : « Briance ». Si cette anagramme avait fourni le titre d’une composition figurant sur l’album précédent, on s’aperçoit aussi que sa sonorité brillante s’accorde parfaitement aux éclats dont est traversé ce Vagabondage stimulant, qui est assurément la plus belle production du groupe.

par Denis Desassis // Publié le 6 décembre 2015

[1Ce nom est celui d’un lieu-dit de l’Île de la Réunion, qui a inspiré la littérature française, notamment à travers les œuvres de George Sand et Leconte de Lisle.

[2Sous la direction de François Jeanneau, le Bernica Octet a enregistré deux albums : Very Sensitive (2009) et Périple en Sound Painting / Bric-à-brac (2011)

[3Avec qui l’Ensemble Bernica sera en résidence durant l’année 2016-2017.

[4On trouve également au sein de la Compagnie 5.4 des groupes à suivre de près comme Ark 4 (dont tous les membres sont présents dans l’Ensemble Bernica) ou encore Linky Toys.