Chronique

Francesco Bearzatti Tinissima Quartet

X (Suite For Malcolm)

Francesco Bearzatti (cl, ts, xaphoon, electr), Giovanni Falzone (tp, human effects), Danilo Gallo (b, elb), Zeno De Rossi (perc), Mauro Gargano (b), Napoleon Maddox (voc)

Francesco Bearzatti nous avait offert un des disques de l’année 2008 avec sa Suite For Tina Modotti. Entouré de son quartet italien, il nous livrait une véritable biographie musicale de cette femme exceptionnelle, à la fois actrice, photographe et révolutionnaire. On avait donc hâte de découvrir la nouvelle suite annoncée, cette fois en hommage au leader noir américain Malcolm X. Bearzatti reprend ici la vision qui guidait déjà la structure de Tina Modotti : une construction chronologique, basée sur les principales étapes marquantes de la vie de Malcolm X, et l’apport d’éléments musicaux liés au contexte, ici la culture noire américaine, le tout dans le but de dresser un portrait vivant du personnage. On croise ainsi, au long de X (Suite For Malcolm), du funk, de l’électronique vintage, du hip hop ou encore du rock. Mais pas de copier/coller ici, il s’agit surtout de nourrir la musique résolument jazz du quartet.

On a donc ici un parcours sur les traces de celui qui reste l’une des figures majeures de la cause noire, et qui couvre quarante ans d’histoire américaine, de 1925 à l’assassinat de Macolm X, en 1965. Et la musique reflète bien la richesse de cet itinéraire : les premiers titres sont agités, sauvages, puissants, comme a pu l’être au départ celui qui s’appelait encore Malcolm Little. Du beau « Prologue/Hard Times » porté par les unissons des soufflants, puis par un solo splendide de Giovanni Falzone, au délire de « Cotton Club », avec ses boucles électroniques et sa joie communicative, en passant par « Smart Guy » et son introduction superbement construite, pour aboutir à « Prince Of Crime » et surtout « Satan In Chain » morceau-charnière ("Satan était le surnom de Malcolm X en prison, en raison de son rejet total de la religion), tout en déchaînements de saxophone et de contrebasse illustrant la révolution intérieure que va représenter l’emprisonnement pour Malcolm, la première moitié de la suite offre un portrait haut en couleurs d’un Noir américain qui, après des études interrompues par la ségrégation, bascule dans le banditisme, navigue entre Detroit, Boston et New York avant d’être condamné dans le Massachusetts à une peine de 10 ans (il en fera sept). Cette incarcération, pendant laquelle il lit beaucoup et se forme seul, marque la « naissance » de Malcolm X en tant que leader de la cause noire. Par la suite, son existence sera vouée au combat pour les Droits civiques, notamment des Noirs. C’est cette seconde vie que traduit la deuxième partie de l’album, via des morceaux plus solennels (« Conversion ») aux titres évocateurs (« A New Leader »), empreints d’une émotion nouvelle. « Betrayal », qui évoque les dissensions entre Malcolm X et la « Nation Of Islam », est d’une beauté bouleversante. Bearzatti y fait un solo crépusculaire, véritable chant déchiré magistralement construit qui prouve une fois de plus qu’on a affaire à un superbe musicien.

Si ce portrait musical est une telle réussite, c’est qu’il est vivant. Comme sur le premier disque du quartet, on sent que les musiciens prennent un malin plaisir à jouer ces portraits musicaux, à les habiter, à (re)donner vie à ces personnages, à transcender les événements historiques pour en faire de grands moments de musique. Portés par une paire rythmique surpuissante et tout-terrain (Danilo Gallo et Zeno De Rossi), les deux soufflants se livrent sans retenue. Giovanni Falzone et sa trompette plus cuivrée que jamais gronde dans les graves et bondit dans les aigus, capable des lignes les plus enjouées comme des phrases les plus tragiques, sans jamais tomber dans le pathos. Bearzatti confirme quant à lui sa faculté de mêler une énergie débordante à une inspiration de tous les instants. Maîtrisant la dérision comme la (com)passion, il est ouvert à toutes les influences ; ainsi « (Epilogue) » et ses deux invités (la voix de Napoleon Maddox et l’excellent Mauro Gargano à la contrebasse), le groupe signe un rap sobre autour d’un beau texte de Maddox. Mais toujours la cohésion du groupe et la cohérence de la proposition musicale transcendent les styles traversés, que ce soit en quartet ou en sextet, chaque élément venant nourrir le propos sans le dénaturer, ni rendre un son artificiel. Bearzatti ne succombe à aucune mode, mais s’enrichit du monde musical qui l’entoure : s’il utilise le Xaphoon ou l’électronique (« Cotton Club », « A New Leader »), ou bien convoque les musiques orientales (« Hajj »), ce n’est pas une fin en soi mais le moyen de rendre sa musique encore plus vivante. Ici, rien n’est accessoire, tout est essentiel. Et chaque écoute renforce ce sentiment, chaque brique s’agençant idéalement avec les autres pour former un ensemble très riche.

« Kinshasa » - qui clôt l’album par un clin d’œil à Muhammad Ali -, est emblématique de cette musique débordante de vie. Léger et dansant comme pouvait l’être le boxeur, ce titre est populaire, joyeux et bigarré. Celui qui se nommait encore Cassius Clay se convertit à l’Islam suivant les conseils et l’enseignement de Malcolm X et Kinshasa est la ville qui accueillit son combat historique contre Foreman. Ali va alors reconquérir un titre perdu des années plus tôt, porté par une foule en délire, et on sent, on entend, ce délire joyeux et communicatif dans ces ultimes minutes de musique.

par Julien Gros-Burdet // Publié le 9 novembre 2010
P.-S. :

A noter le très beau livret illustrant les morceaux/étapes de la vie de Malcolm X, signé Francesco Chiacchio.