Entretien

Geoffroy Gesser : créer, lutter, se souvenir

Rencontre avec le saxophoniste d’Un Poco Loco, auteur d’un disque sur la grève de Mai 68 aux usines Peugeot.

Connu notamment pour sa participation au trio Un Poco Loco avec le tromboniste Fidel Fourneyron, le multianchiste Geoffroy Gesser est de ces musiciens qu’on est toujours heureux de retrouver dans un projet. Mais depuis ses expériences dans Bribes, on sait qu’il est davantage qu’un sideman de luxe. Avec Flouxus, c’est à nouveau une expérience collective qui est menée, avec des vieux compagnons du conservatoire de Paris. La Peuge en Mai est en revanche une expérience personnelle, à défaut d’être solitaire : un documentaire sur Mai 68 aux usines Peugeot, fleuron du capitalisme français où ses grands-parents travaillaient comme ouvriers. Un récit d’une grande richesse et très émouvant qui met en perspective le travail de ce passionné de musique. Rencontre avec un musicien entier pour qui le souvenir est un matériau indispensable à la lutte et à la création.

- Geoffroy, pouvez-vous présenter en quelques mots ?

Ce n’est pas facile ! J’ai commencé la musique et le saxophone dans l’harmonie d’Hérimoncourt dans la région de Montbéliard. C’était une harmonie associative, mais avant, elle était liée aux usines Peugeot - le paternalisme de l’entreprise était partout - , ce qui n’était plus le cas lorsque j’ai débuté ; mon grand-père en était le président et j’avais sept ans. Ensuite, j’ai enchaîné les conservatoires : Montbéliard, Lyon, et puis Paris. De longues études d’où je suis sorti en 2013. Et je me suis tourné vers des projets personnels où l’improvisation et le jazz sont prédominants. Je joue aussi de la clarinette et j’apporte des arrangements et des compos dans les orchestres dans lesquels je joue en sideman, comme Un Poco Loco.

Geoffroy Gesser

- Vous faites partie ou vous gravitez autour de pas mal de collectifs, comme Umlaut justement, qu’on évoquait il y a peu avec Pierre-Antoine Badaroux, ou Coax…

Je n’ai jamais fait formellement partie de Coax, mais j’ai gravité autour des projets. Je joue avec Yann Joussein ou Simon Hénocq et avec Bribes, d’abord en duo avec Romain Clerc-Renaud ; j’ai sorti mes disques sur le label Coax. J’ai finalement monté ma compagnie, mais ça n’empêche pas de travailler ensemble sur des projets et des co-productions. Il y a surtout une grande proximité avec les musiciens du collectif, comme Julien Desprez et Antoine Viard par exemple.

- Parlez-nous un peu de Bribes, cet orchestre à géométrie variable.

Au départ c’était un duo, et c’est devenu un quartet lorsque Yann Joussein et Isabel Sörling nous ont rejoints pour Bribes 4. Ce sont des compositions inspirées d’improvisations : le nom de Bribes est choisi pour montrer l’abolition des barrières. En duo, il y avait de nombreuses choses différentes, un espace d’expérimentation à deux qui partait à la fois dans tous les sens et se situait dans un espace très limité. Être quatre a agrandi l’espace, étendu les morceaux et on a continué à travailler sans rien s’interdire, de l’impro à des chansons presque pop…

Isabel est partie, Linda Oláh l’a remplacée et on travaille actuellement, après une résidence, sur les musiciennes étudiées par Angela Davis dans Blues et Féminisme noir, Ma Rainey et Bessie Smith en tête. Je me suis dit que ça pourrait être très intéressant de travailler ce répertoire, de s’inspirer de ces chansons et ces textes hyper-engagés qui font finalement écho à ce qui se passe de nos jours . C’est un travail de recherche pour le moment et ce sera une création pour 2023. On essaie de s’inspirer de cette musique éloignée de nos instruments (synthétiseurs, batterie…). C’est différent d’Un Poco Loco, où on était sur une instrumentation similaire et une passion pour le jazz ; là, on a des aspirations à d’autres styles, et on défriche pour s’inspirer de ces musiques et faire quelque chose qui nous ressemble peut-être davantage

- Justement, on vous connaît pour participer au trio Un Poco Loco avec Fidel Fourneyron et Sébastien Belliah : comment avez-vous rencontré le tromboniste ? Quel est votre attachement au jazz « de tradition » ?

C’est un attachement à un héritage du jazz et à un patrimoine discographique surtout. On partage cette passion aussi avec les musiciens d’Umlaut. C’est au conservatoire de Paris que ces rencontres sont nées, avec Fidel Fourneyron notamment. C’est d’ailleurs aussi là que j’ai rencontré les musiciens de Flouxus, un groupe qui est né en 2013, à cette même époque.

Geoffroy Gesser

- Avec le trompettiste Quentin Ghomari, connu pour jouer notamment dans Papanosh, vous animez Flouxus, un quartet où le blues a son importance. Pouvez-vous nous en parler ? Evoquer la démarche ?

C’est un groupe aux multiples influences, de la surf music et du rock, du blues aussi. Le batteur André Pasquet venait de débuter aussi les Agamemnonz et nous apportait aussi beaucoup de choses. On cherchait, on avait fait pas mal de compositions.

- On a le sentiment que c’est une musique plus détachée, moins grave que Bribes ou La Peuge en Mai. Plus joyeuse aussi.

On a beau avoir un costume de banane sur la photo du groupe, on ne cherche pas plus que ça à faire les pitres. On a longtemps improvisé avec ce groupe, avec dans la tête un vocabulaire commun inspiré de nos compositions. C’est un groupe d’amis, on se marre bien. On va au bout des choses, même les plus simples, les plus basiques, et s’il y a quelque chose de détaché, c’est peut-être proche d’Ornette Coleman.

Mes grands-parents étaient ouvriers ; je suis musicien. Je suis loin d’être une exception, mais je voulais interroger ce truc-là

- Parallèlement à Flouxus, vous faites paraître La Peuge en Mai chez Gigantonium : pouvez-vous nous évoquer le projet ?

Je me suis replongé dans le journal du projet il y a quelques jours. Au départ, je souhaitais enregistrer mes grands-parents, garder une trace… Et puis un jour, au Petit Faucheux, je jouais avec Un Poco Loco en double plateau avec Papanosh. J’ai discuté avec Roy Nathanson que je ne connaissais pas, il m’a demandé d’où je venais, et il s’est enthousiasmé pour cette histoire d’harmonie dans le pays de Montbéliard. Il m’a conseillé de chercher là-dedans, les fanfares, Ayler etc. C’est ce qui m’a dirigé, en 2017, vers un dialogue avec mes grands-parents qui avaient déjà plus de 80 ans. C’étaient des conversations, pas un entretien, pas un projet.

Je souhaitais qu’on parle de leur vie, de leur souvenirs d’enfance pendant la guerre. Mon autre grand-père avait été résistant, dans le maquis, et je regrette de ne pas avoir de traces.. Alors c’était important. On a inévitablement parlé de 1968, qui a été marquant dans l’histoire ouvrière de Montbéliard, et je leur ai montré les films du groupe Medvedkine [1], qu’ils ne connaissaient pas. Ils ne cessaient de reconnaître les gens et de me conseiller d’aller voir ceux qui étaient encore vivants… Je suis allé voir ces gens et, de fil en aiguille, j’ai interviewé une vingtaine de protagonistes. C’était hyper émouvant. J’ai resserré mon champ sur mai 68 qui a été un épisode fort de la région. Tout était bloqué, les syndicats étaient forts. Ça m’a touché et j’ai décidé d’en faire La Peuge en Mai. Je voulais le jouer dans la région et ailleurs.

- Etait-ce important pour vous de parler de cette histoire ouvrière au sein de votre famille ? Est-ce que le jazz et la musique improvisée sont propices à raconter les histoires de lutte ?

Mes grands-parents étaient ouvriers ; je suis musicien. Je suis loin d’être une exception, mais je voulais interroger ce truc-là. Ils ont lutté pour des conditions de travail décentes, et nous que fait-on ? Certains luttent, d’autres pas, certains pensent que ça ne sert à rien… J’ai l’impression que nous sommes moins organisés que les ouvriers à l’époque. Ça a créé un questionnement chez moi… Je questionne en ce moment des musiciens, comme j’ai appris à le faire avec la Peuge en Mai, autour de leur pratique musicale mais aussi des questions sociales et politiques, justement. Je fais le parallèle avec la musique d’Ayler : le quintet de la Peuge en Mai lui ressemble dans l’instrumentation, et historiquement le quintet et mai 68 sont à peu près contemporains ; il y avait une forme de lutte qui a peut-être un peu disparu aujourd’hui.

Pouvez-vous nous parler de l’orchestre de la Peuge en Mai ?

J’ai réuni Prune Bécheau au violon, Aymeric Avice à la trompette, Francesco Pastacaldi à la batterie, Joel Grip à la contrebasse au départ parce que ces gens me plaisaient beaucoup musicalement et humainement. Je trouvais intéressant de faire un groupe avec des personnes qui viennent de sphères différentes (du groupe Jean-Louis, du collectif Umlaut). Je voulais aussi m’inspirer du quintet d’Albert Ayler en 66 dans l’instrumentation mais jouer la musique d’aujourd’hui. Nous avons fait une première session qui était très inspirante. Puis pour intégrer ces voix dans notre musique - que j’étais en train de collecter à l’époque - nous avons fait appel à Simon Hénocq à l’électronique. Ce qu’on demandait à Simon, c’était de jouer avec ses sons « musicaux » et d’y intégrer ces voix pour qu’elles émergent à certains moments et soient intelligibles. Je trouvais intéressant de mettre côte à côte des musicien·ne·s qui ont une approche acoustique de leur instrument et d’autres plus électriques, ou les deux. Cette rencontre nous a tous·tes fait bouger dans nos habitudes, nous a incité à laisser des espaces, à nous adapter et à jouer avec un septième membre : les voix.

- Comment aborde-t-on le documentaire en musique ?

J’ai été aidé par une monteuse, Cécile Laffon, qui a bossé a l’émission Les Pieds sur Terre de France Culture, et l’idée c’était de faire un documentaire qui laisse la place à l’imprévu, qui ne soit pas fini. Si on écoute le documentaire en dehors de la musique, ça ne marche pas à mon sens : l’important c’est le montage qu’on en a fait. Le disque est un concert, on a enlevé des choses et c’est ce montage final qui compte. Au départ, je voulais faire un double disque, avec une création radio en plus de ce concert, avec d’autres interviews des ouvriers et des musiciens, mais j’ai finalement décidé de sortir ce disque qui est centré sur la musique. Le documentaire radio, ce n’est pas mon métier de base, et on ne peut pas tout faire ! J’y reviendrai peut-être plus tard.

- Quels sont vos projets à venir ?

Avant toute chose, c’est The Sky is Crying, une création en cours avec Bribes 4, autour de la musique de Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday, dont on a parlé tout à l’heure.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 février 2022

[1Notamment 11 juin 1968. D’autres films du Groupe Medvedkine parlent des luttes ouvrières dans le bassin de Montbéliard, comme Classe de Lutte ou Un Week-end à Sochaux, NDLR.