Chronique

Henri Texier Nord Sud Quintet

Canto Negro

Sébastien Texier (as, cl), Francesco Bearzatti (ts, cl), Manu Codjia (g), Christophe Marguet (dms), Henri Texier (b).

Label / Distribution : Label Bleu

Il en va de la musique d’Henri Texier comme d’un livre de chevet qu’on aurait toujours à portée de main. Une sorte de compagnon de vie. On peut bien s’adonner à d’autres lectures, certaines plus complexes, d’autres plus futiles, on a beau multiplier les expériences… on en revient toujours à l’exploration de ces pages renfermant tant de belles histoires, celles qui nous content l’aventure humaine.

Chaque nouveau disque du contrebassiste s’apparente ainsi à un chapitre supplémentaire d’une narration infinie dont l’origine remonte maintenant à une bonne quarantaine d’années. En effet, après avoir fait ses armes auprès des plus grands, accompagné de grandes voix de la chanson française et tenté l’expérience plus rock de Total Issue, Henri Texier nous introduit dès les années 70 dans son univers chaleureux où se mêlent cris de révolte et appels au respect des peuples opprimés. D’abord à la manière d’un navigateur solitaire, le temps de trois albums aux résonances déjà mondialistes [i] puis, au cours des années 80, en animateur généreux de la cause du jazz Henri Texier a imposé son chant personnel sur la scène hexagonale [1].

La décennie suivante marque un tournant décisif : au-delà de ses qualités d’instrumentiste et de compositeur, largement reconnues, Henri Texier se glisse tout naturellement dans le costume du « maître à jouer », référence pour la génération montante au point qu’on finit par le qualifier de griot ! Entouré d’une jeune garde régulièrement renouvelée – dont les principales figures ont pour nom Bojan Z, Glenn Ferris, Tony Rabeson, Julien Lourau, François Corneloup, Christophe Marguet, Sébastien Texier, Gueorgui Kornazov ou Manu Codjia – il allie avec élégance maturité et lyrisme pour mieux véhiculer des appels à la vigilance dont l’origine est à chercher dans l’évolution désastreuse d’un monde courant à sa perte à force de cupidité et d’égoïsme. Des albums étincelants, vibrants, ont alors vu le jour : An Indian’s Week (1993), Mad Nomad(s) (1995), Mosaïc Man (1998), (V)Ivre (2004) ou Alerte à l’eau (2007), et presque autant de formations aux appellations imagées incitant à la curiosité : « Azur », « Sonjal », « Strada » ou bien « Red Route »…

Voyageur impénitent, Henri Texier a pu en outre célébrer l’Afrique durant ces années fécondes via l’expérience en trio avec Louis Sclavis et Aldo Romano, auxquels on doit ajouter le photographe Guy Le Querrec, partie prenante de l’aventure. Trois albums ont vu le jour [i], autant de témoignages-images nés des photographies de Le Querrec mais aussi des alliances mélodiques de ses trois compagnons.

Aussi ce Canto Negro qui nous est présenté comme un hommage à tous les grands musiciens et créateurs africains ou d’origine africaine, nous renvoie-t-il instantanément à la nécessité, l’urgence dont Henri Texier nous rappelait voici quatre ans à quel point elles continuaient de l’habiter. Le repos n’est pas au programme, il ne saurait être question de retraite, bien au contraire. Il faut aujourd’hui « se souvenir, se rappeler, rappeler, s’appeler, appeler en ces temps où certains voudraient faire rimer négritude avec turpitude ». Les mots sont lâchés, les adversaires désignés et la musique libérée, qui s’inscrit dans la parfaite continuité de celle des précédents albums. Certes, nous sommes en territoire connu : « Anda Compañeros » qui introduit le disque et refait surface un peu plus tard sous le nom de « Samba Loca » n’est pas sans évoquer « Mosaïc Man » ; « Ravine Gabouldin » pourrait être la suite logique du « Togo » d’Ed Blackwell que l’Azur Quintet avait inscrit à son répertoire ; « Mucho Calor » est traversé des mêmes stridences électriques et volontiers rock que « Sacrifice d’eau » sur Alerte à l’eau. Texier délivre ici, tout au long de ses ballades inquiètes, le même chant… qu’il souhaite universel ; « Tango Fangoso », « Sombre jeudi », « De Nada », « Nigerian Sad Waters » ou « Sueño Canto » en sont les plus belles illustrations. Et c’est du côté du Brésil, dans sa « Samba Loca » qu’il va chercher un peu de cette folie qui sonne aussi comme un message d’espoir. Fidèle à ce qui est devenu une habitude de partage depuis le début des années 90, après avoir travaillé avec le metteur en scène Robert Cantarella, il intercale entre ses compositions de brèves séquences (une à deux minutes) improvisées - une par musicien - qui offrent une courte respiration, un appel d’air bénéfique.

La formation est celle du Strada Quartet [2] : Sébastien Texier (clarinettes et saxophone alto), Manu Codjia (guitare) et Christophe Marguet (batterie) – devenue Nord Sud Quintet par l’adjonction d’une nouvelle voix, celle du saxophone ténor et de la clarinette de l’exubérant et fantasque Francesco Bearzatti. Belle idée qui démontre qu’Henri Texier agit aussi en peintre soucieux de varier les couleurs sur une série de tableaux. L’Italien au lyrisme joyeux et sensible contribue pleinement à l’épanouissement de ces Chants noirs, proposant de nouveaux mélanges de teintes, offrant de nouveaux espaces de dialogue, en particulier avec la clarinette de Texier fils (il suffit pour s’en convaincre d’écouter leur conversation sur « De Nada »). Les deux solistes prennent d’ailleurs un malin plaisir à s’exprimer avec ferveur, soutenus par un Codjia qui sait faire monter la fièvre (« Mucho Calor ») et une paire rythmique admirable de rondeur et de présence : on devine les sourires complices que s’échangent Texier et Marguet à leur dérouler un tapis aussi confortable !

Canto Negro, sous l’apparence d’un disque qui peut paraître familier au premier abord, est une réussite de plus à mettre au crédit d’un grand Monsieur de la musique dont la générosité n’est plus à démontrer. Henri Texier est fidèle à ses engagements, sa musique chante plus que jamais, et autour de lui les musiciens s’accomplissent. Aujourd’hui plus qu’hier et certainement moins que demain, le qualificatif de Maître à jouer lui va comme un gant et son univers musical s’apparente désormais à un idiome. On peut lui faire confiance et embarquer sans crainte avec lui pour ce nouveau périple… en attendant le suivant !

par Denis Desassis // Publié le 28 février 2011

[iAmir (1976), Varech (1977), A cordes et à cris (1979).

[1On retiendra notamment de cette période ses collaborations en trio avec François Jeanneau et Daniel Humair, ainsi que les albums Izlaz et Colonel Skopje, où il s’entourait de Joe Lovano, Aldo Romano et Steve Swallow. Une formation qu’on a pu redécouvrir à l’automne dernier lors d’une soirée à la Salle Pleyel.

[iCarnets de route (1995), Suite africaine (1999) et African Flashback (2005).

[2Rebaptisée Red Route Quartet le temps des Love Songs Reflexions du précédent album en 2009.