Chronique

Joëlle Léandre & Nicole Mitchell

Sisters Where

Joëlle Léandre (b), Nicole Mitchell (fl, afl)

Label / Distribution : Rogue Art

« Où sont mes sœurs ? », la phrase est célèbre. C’est un cri que Joëlle Léandre aime crier à l’envi pour parler de sa condition de musicienne, comme elle le confie notamment dans A Voix Basse, le livre d’entretien réalisé avec Franck Médioni. Où sont ses sœurs ? A ses côtés, la plupart du temps : elles ont jalonné sa carrière, formé des groupes dans son sillon, inventé des trios mythiques et créé des duos comme autant de duel(lle)s. Parmi celles-ci, la flûtiste Nicole Mitchell tient une place de choix. La collaboration est ancienne et fructueuse. Les deux improvisatrices ont des parcours gémellaires, sans frontières ni cases préconçues, affranchies de tout sauf de leur propre musique. La pulsion de Liberté qu’elles livrent dans ce beau Sisters Where, enregistré pour RogueArt dans le cadre de Jazz@Home en février 2013 est de cet acabit. Cette rencontre dans le contexte de proximité et d’intimité des concerts à domicile permet de capter une discussion chaleureuse d’une grande richesse. Les deux musiciennes devisent en confiance et en liberté. L’ambiance est idéale.

On les avait laissées en trio en compagnie du batteur Dylan Van der Schyff pour Before After [1]. Après avoir vagabondé dans le temps, Léandre et Mitchell pérégrinent dans l’Espace. La notion d’infinitude est la même, tout comme celle d’entropie et de distance supposée entre flûte aérienne et basse terrestre. On sait toutefois les deux improvisatrices capables de pousser leurs instruments au-delà de leur spectre supposé. Qu’elles soufflent ou frappent, tonnent ou marmonnent une mélodie profonde, c’est avec plaisir qu’elles jouent à se confondre comme pour mieux cartographier de nouveaux horizons. Où sont ces sœurs ? Loin, mais ensemble. Ainsi, dans le saisissant « Sisters on Mercury », les attaques perçantes de la flûtiste semblent être le prolongement des mouvements circulaires de la contrebasse, plutôt que leur opposé ; un sentiment que l’on retrouve également sur « Sisters on Venus », où les claquements des tampons répondent dans un troublant mimétisme aux heurts de l’archet sur les cordes.

En six morceaux relativement courts, elles visitent cinq planètes avant d’effectuer un retour sur terre aux allures d’atterrissage en douceur dans les turbulences du vivant (« Back On Earth »). La flûte de Mitchell se faufile entre les pizzicati tapageurs avant d’embrasser la contrebasse d’un chant caverneux. Chaque planète a son climat propre, son alchimie subtile, sa géologie immédiate : l’échange est éruptif sur « Sisters on Mars », que Léandre mène à un train d’enfer, mais il sait aussi être massif et balayé par les vents quand les instruments se cherchent et s’effleurent sur le très beau « Sisters On Uranus », jusqu’à s’étreindre absolument dans le tumulte. Si chaque astre visité est différent, on y retrouve une même attraction et un tropisme revendiqué pour les trajectoires révolutionnaires. Sisters Where ? Ici, et maintenant. Un disque rare et indispensable.

par Franpi Barriaux // Publié le 15 septembre 2014

[1On les retrouvera, toujours en trio, avec le chanteur Thomas Buckner sur Flowing Stream paru en juin chez Leo Records.