Scènes

Le Vision Festival honore Joëlle Léandre

Le festival américain décerne à Joëlle Léandre un prix pour l’ensemble de sa carrière.


L’Atlantic Ave Septet de Joëlle Léandre @ Eva Kapanadze

La contrebassiste française Joëlle Léandre reçoit les honneurs du festival américain qui lui décerne un Lifetime Achievement Award (prix pour l’ensemble de sa carrière).
La manifestation, qui s’est déroulée du 13 au 18 juin au Roulette à Brooklyn, lui a consacré une soirée entière pour présenter quatre projets, dont un inédit. Cet événement sera le point d’orgue d’un festival en dents de scie.

Les hasards du calendrier font que Joëlle Léandre ouvre le Vision Festival le 13 juin. En effet, elle doit repartir pour la France le lendemain afin de se produire à l’IRCAM le 16 juin dans le cadre du festival Manifeste. L’entrée en matière la voit en compagnie du Tiger Trio avec Myra Melford au piano et Nicole Mitchell à la flûte. L’univers créé par les trois musiciennes s’apparente souvent à la musique de chambre. Seules quelques interventions de Melford référencent clairement le jazz ou le blues. Ce faisant, elle semble même titiller ses deux partenaires. Le fait marquant est le nombre de duos qui se forment et se défont au cours des sept pièces présentées, des dialogues initiés au gré de l’inspiration et des envies de chacune. Les trois artistes se sentent en confiance totale et démontrent une appréciation mutuelle. Et il est clair qu’il est question de musique et non d’egos au cours d’échanges qui grondent, chantent ou s’élèvent inexorablement dans les airs.

S’ensuit son duo avec le poète militant Fred Moten. Celui-ci commence d’ailleurs par évoquer les procès de 1741, une affaire mettant en évidence l’injustice dont ont été victimes les noirs dans une Amérique coloniale. Son discours est souvent abscons avec de nombreux noms jetés en pâture. Ken Burns, le réalisateur du documentaire sur l’histoire du jazz produit pour la télévision publique américaine, en prend notamment pour son grade. De son côté, Léandre se démène, explorant tous les recoins de son instrument. D’ailleurs, elle adopte parfois le pizzicato alors qu’elle avait exclusivement utilisé l’archet avec le Tiger Trio.

Joëlle Léandre @ Eva Kapanadze

Le trio « hEARoes » avec Craig Taborn au piano et Mat Maneri à l’alto s’inscrit également dans le mode de la musique de chambre, mais dans un registre différent. Le toucher de Taborn est souvent plus léger que celui de Melford, procédant davantage par petites touches même s’il reste capable de quelques esclandres. La musique est imprévisible. Maneri, d’ailleurs, donne souvent l’impulsion pour suggérer un nouveau climat ou proposer une différente direction : il trouve d’ailleurs un malin plaisir à prendre le contrepied de ses compagnons. Il a également l’intelligence de se retirer lorsqu’il juge sa présence superflue. Sous une apparence sévère, Léandre est en fait une musicienne pleine d’humour comme son solo vrombissant vient le rappeler.

La cerise sur le gâteau est l’Atlantic Ave Septet, que la contrebassiste a réuni afin de présenter une composition écrite pour l’occasion, « Oxalys », dont la partition sera projetée sur l’écran au-dessus de la scène. L’accent est mis sur les cordes avec Joe Morris à la guitare, Jason Kao Hwang au violon, Mat Maneri à l’alto et Fred Lonberg-Holm au violoncelle. La saxophoniste Ingrid Laubrock et le tromboniste Steve Swell sont les trouble-fêtes. L’humour est encore au rendez-vous. Le goût de Léandre pour la facétie est palpable dès le coup d’envoi lorsque les musiciens s’interpellent vocalement au travers d’échanges sans queue ni tête. Et la pièce se conclut par un passage enjoué truffé de clins d’œil humoristiques. On retient également les interactions entre cordes : les glissandi qui déraillent, les « chœurs » pointillistes ou les entrelacements chorégraphiques. L’insistance de la contrebassiste à réserver trois jours de répétitions et une dernière mise au point le jour même aura payé.

Joëlle Léandre @ Eva Kapanadze

La qualité de la prestation de Joëlle Léandre tout au long de la soirée est d’autant plus remarquable qu’elle éprouve visiblement une souffrance physique. Si ces poignets tiennent, son genou droit par contre est en piteux état. Elle doit y appliquer un pack de glace à l’issue de son marathon. Son abnégation ne doit nullement surprendre, car elle a toujours été et continue d’être une battante — son Lifetime Achievement Award, qui souligne également la relation particulière qu’elle entretient avec les États-Unis depuis sa première visite en 1976, n’est pas volé, il va sans dire.

Le deuxième soir est également une réussite en dépit de l’annulation de la joueuse de basson Karen Borca. Black Host ouvre le bal. Le groupe dirigé par le batteur Gerald Cleaver et porté, des dires même du leader, par le pianiste Cooper-Moore est un rouleau-compresseur ; le guitariste Brandon Seabrook, le saxophoniste alto Darius Jones et les contrebassistes Dezron Douglas et Brandon Lopez complètent la distribution. Si le pianiste est capable d’assurer la rythmique, Cleaver reste le point d’ancrage de la formation. Jones joue des phrases simples mais d’une grande beauté ; Seabrook produit des sons inouïs ; les contrebasses et le piano sont percussifs à souhait. L’intensité des morceaux emporte tout sur son passage.

Gerald Cleaver et Brandon Seabrook @ Eva Kapanadze

Les batteurs sont à l’honneur puisque Hamid Drake est également présenté en leader — un rôle qu’il n’assume pas fréquemment. Ce soir, il rend hommage à Alice Coltrane (Turiya), une décision qui, selon lui, crée bien des haussements de sourcils. Il s’en explique au milieu du concert. À l’âge de 16 ans, ils se rend au Ravinia Jazz Festival dans la banlieue nord de Chicago pour écouter la pianiste en compagnie du contrebassiste Charlie Haden et du batteur Ben Riley. Il pourra la rencontrer à l’issue de la représentation, un échange qui aura un effet indélébile sur le batteur et influencera sa philosophie de vie. Pour l’occasion, Drake s’entoure de Jamie Saft au piano, à l’orgue Hammond et au Fender Rhodes, de Patricia Brennan au vibraphone, de Joshua Abrams à la contrebasse et au guembri, et de James Brandon Lewis au saxophone ténor. On aurait pu s’attendre à davantage de spiritualité, mais la musique proposée a beaucoup d’âme. L’aisance avec laquelle Drake passe d’un rythme binaire à une polyrythmie complexe est déconcertante. La formation chaloupe et le batteur ne peut éviter une excursion dans le reggae — un de ses premiers amours.

La soirée se conclut avec le Mark Dresser Seven qui réunit Nicole Mitchell à la flûte, Keir GoGwilt au violon, Marty Ehrlich aux anches, Michael Dessen au trombone, Joshua White au piano et Michael Sarin à la batterie. Le contrebassiste Mark Dresser décide de revisiter l’album Sedimental You (Clean Feed) sorti en 2016. Les morceaux sont variés et explorent des territoires qui hésitent entre structure et improvisation. Les atmosphères sont alternativement mélancoliques, vivement syncopées ou délicates. En outre, les différents segments qui les composent sont adroitement agencés. L’homme de la situation est Sarin qui fait des propositions originales et sait donner des coups d’éperon le moment voulu.

Mark Dresser @ Eva Kapanadze

En dépit de quelques pépites, la qualité s’effrite au fil des jours suivants. Une question d’ailleurs se pose concernant la présentation de créations lors de tels festivals. L’excès d’ambition, le peu de répétitions et la quasi-absence de balance représentent autant d’écueils qui nuisent à ces projets. Ainsi, « the gospel of sans » du contrebassiste Brandon Lopez tombe à plat en dépit de la complémentarité des batteurs Tom Rainey et Gerald Cleaver et des efforts volontaires de Mat Maneri et de DoYeon Kim au gayageum, le cousin coréen du koto. Plus déchirant encore est l’échec de Reggie Workman, un grand musicien que l’on aurait adoré voir sous de meilleurs auspices. Malheureusement, sur les dix musiciens qui ont envahi la scène, seul le pianiste Jason Moran parvient à vraiment sortir son épingle du jeu avec quelques fulgurances.

En dépit de ces réserves, quelques groupes sortent du lot. Le septet dirigé par le saxophone alto Devin Brahja Waldman a le mérite de jeter les feux de la rampe sur Lee Odom. La saxophoniste soprano est la véritable révélation de ce festival et mérite d’être connue bien au-delà des confins de la côte est des États-Unis. Sa maîtrise de l’instrument, sa générosité et la beauté de son timbre sont autant d’atouts. Quant à Waldman, il se réclame d’un anarchisme spirituel guidé par la notion de « loi naturelle ». Le résultat est un jazz d’une grande liberté mais qui manque encore d’originalité.

Lee Odom @ Eva Kapanadze

More Touch, le quatuor de la vibraphoniste Patricia Brennan, est un véritable feu d’artifice rythmique. Kim Cass est à la contrebasse, Marcus Gilmore à la batterie et Mauricio Herrera aux percussions. Le groupe parvient à produire des climats oppressants au travers d’une polyrythmie dense et riche. Brennan aime également les contrastes. Elle reste fidèle à son style musical et mélodique alors que ces confrères font des incursions afro-cubaines ou carnavalesques. La vibraphoniste peut s’enorgueillir d’avoir mis sur pied une formation originale et pleine de promesses.

Le Matthew Shipp Quartet ne manque pas son rendez-vous. Si le saxophoniste et clarinettiste Mat Walerian s’aventure dans le blues et le free, la formation s’attache principalement à rester sur une trajectoire oblique. Le pianiste Matthew Shipp, en symbiose avec le contrebassiste Michael Bisio qui dégage une puissance hors du commun, varie les cadences et n’hésite pas à embrasser le minimalisme. Quant au batteur Whit Dickey, il reste d’une extrême simplicité, posant une fondation immuable qui permet à Shipp de jouer pleinement son rôle de leader en fixant et tenant un cap.

Joe McPhee @ Eva Kapanadze

Un choc de titans octogénaires « oppose » le pianiste Dave Burrell (piano) au saxophoniste ténor Joe McPhee et prouve qu’il faut encore compter avec eux — ils offrent en effet une belle leçon de musique. Leur musicalité est désarmante et l’émotion est présente lorsque McPhee produit des notes étranglées ou rugueuses. Le duo avance sans se précipiter, sûr de lui, le pianiste pouvant de temps en temps initier des changements soudains. Burrell distribue les notes au compte-gouttes ou progresse par à-coup, sollicitant des réponses pénétrantes de son complice. Ils laissent tous deux des espaces dans lesquels l’un ou l’autre peut s’engouffrer et faire des merveilles.

Enfin, il est impossible de passer sous silence le salut adressé à la regrettée jaimie branch. Le 17 juin, la trompettiste aurait fêté son quarantième anniversaire. Ce soir-là, Patricia Nicholson, la directrice d’Arts for Art, l’association qui organise le festival, invite sa sœur Kate et Lester St. Louis, le violoncelliste du groupe Fly or Die, à monter sur scène pour lui rendre hommage. Ils annoncent en particulier avoir mis la touche finale au dernier album enregistré par cette formation. La sortie posthume du disque intitulé Fly or Die Fly or Die Fly or Die ((world war)) est prévu pour le 25 août. On a déjà envie d’y être.