Chronique

[LIVRE] Alain Gerber

L’étrange destin de George General Grice Jr.

Alain Gerber est de retour avec exactement le genre d’histoire qui nous l’a fait aimer [1],
sans compter des textes plus courts et poétiques tels que « Portraits in Jazz » ou « Fiesta in Blue" chez l’excellent Zulma.

Dès les premières pages, on est tenu en haleine par l’histoire, jusqu’à une fin ouverte que déjoue un rectificatif du type article de dictionnaire ou Histoire du jazz. Le titre a déjà de quoi alimenter notre curiosité : L’étrange destin de George General Grice. Jr, dit Gigi Gryce. La machine à fictions est en route. Si Gerber s’est spécialisé dans les biographies romancées de figures mythiques du jazz (Miles Davies, Chet Baker, Billie Holiday), ici le propos est autre : donner au saxophoniste alto Gigi Gryce un statut littéraire, romanesque même, et, au-delà de la disparition brutale, autoriser la reconnaissance d’une seconde vie, celle de l’œuvre.

Alain Gerber retrace le parcours chaotique d’un être doué mais hanté par une paranoïa de plus en plus aiguë. C’est un véritable thriller que l’auteur conduit de main de maître, en se glissant dans un monologue palpitant. On s’attend au pire et la fin ne révèle rien du mystère des dernières années de ce musicien qu’une trop grande fragilité affective conduisit à s’effacer totalement de la scène jazz et saborder toute son activité créatrice. Il avait déjà traversé dans sa prime jeunesse une passe difficile, lors de son séjour à Paris pour étudier auprès de Nadia Boulanger et d’Arthur Hönegger : parcours atypique pour un saxophoniste alto noir qui rêvait de devenir le « premier représentant de sa communauté à rivaliser avec Ives, Copland et les autres ». Gigi Gryce est hélas peu connu du grand public et même des amateurs de jazz, il entre dans la catégorie un peu maudite des « musiciens pour musiciens », classé dans « la troisième voie » entre Charlie Parker et Lee Konitz. Pourtant, Thelonious Monk, Clifford Brown, Art Farmer, Donald Byrd, Stan Getz et Oscar Pettiford ont croisé sa route et apprécié de travailler avec lui.

Le roman nous fait découvrir la personnalité complexe et tourmentée de cet arrangeur subtil, cet artiste délicat en avance sur son temps, auteur de compositions devenues des classiques comme « Minority », « Social Call », « Nica’s Tempo ». Si Gryce manquait de confiance en lui, il avait pourtant une très haute idée de la protection des droits d’auteur : anticipant les luttes raciales, animé d’une foi musulmane farouche, il se battit pour que les auteurs-compositeurs noirs ne se voient pas déposséder de leurs droits, comme Stan Getz. Avec Benny Golson, il fonda une compagnie d’éditions musicales dont le catalogue comprenait des pièces de Bobby Timmons ou Horace Silver. Petit maître taraudé par des démons intérieurs qui lui firent perdre peu à peu tout sens de la réalité, il ne commit pas de geste irréparable et son suicide à blanc, son « suicide avec lendemain » "passera inaperçu de tous ». Devenu professeur de musique et de calcul dans une école du Bronx, il vivra encore vingt ans, dans l’ombre.

Sans utiliser la polyphonie, Gerber se glisse dans la peau du saxophoniste et parvient à matérialiser la tension du souffle, le chaos des pensées, à visualiser en ellipses resserrées les névroses de celui qui, étranger à lui-même, tenta désespérément de « remplir ses propres contours, de récupérer sa propre densité ».

Ecrire est encore une affaire de style et de pouvoir d’évocation et celui d’Alain Gerber est grand, comme est remarquable son sens du récit. On est au plus près des aspirations, des passions, des rêves élémentaires. Son sens du rythme joint à la précision de sa documentation font merveille dans cette histoire complètement folle, et font de ce nouveau roman un coup de maître.

par Sophie Chambon // Publié le 9 juillet 2008
P.-S. :

L’étrange destin de George General Grice Jr., dit Gigi Gryce
Alazin Gerber
Editions Rouge Profond
Collection Birdland dirigée par Christian Tarting
16 euros, 159 p.

[1« Huit mesures, le 12 octobre 1937 » (1985) nouvelle parue dans Les Cahiers du Cinéma n°4, (1994), « Jazz et Littérature »