Chronique

Michel Godard & Le Miroir du Temps

A Serpent’s Dream

Michel Godard (serpent, b), Bruno Hellstroffer (théorbe), Katharina Bäuml (chalémie), Lucas Niggli (dms, perc), Airelle Besson (tp, 9)

Label / Distribution : Intuition

L’histoire d’un disque tient parfois à de menus détails, et ceux-ci peuvent donner corps à tout une musique. Unité de temps, unité de lieu : il n’en aura pas fallu plus pour que A Serpent’s Dream, le nouvel album de Michel Godard voie le jour dans la belle chapelle des Pénitents noirs de Villefranche de Rouergue. Citizen Jazz avait eu l’occasion de l’évoquer lors de sa résidence de quelques jours d’août 2014, avec un quartet justement nommé Le Miroir du Temps. A ses côtés, on retrouve Lucas Niggli avec qui il a déjà collaboré en trio (Maví, avec Luciano Bondini). Le percussionniste fait résonner les vieilles pierres de toutes ses pièces métalliques et autres trouvailles, créant parfois un riche paradoxe temporel (« Les Portes du 7e ciel »). Depuis l’envoûtant Castel del Monte enregistré dans le célèbre château octogonal italien jusqu’à l’hommage à Monteverdi capté à Noirlac, on sait que la pierre et son histoire ont toujours influencé Godard.

Ici, c’est d’un magnifique édifice né de la Contre-Réforme que naît l’inspiration ; un lieu de piété qui fut salon de musique : les archives témoignent encore de quelques partitions, dont un « Miserere » joué ici dans un échange fluide avec le théorbe de son vieux complice Bruno Helstroffer, remarquable de simplicité. La chapelle n’est pas le seul attrait de la perle du Rouergue. Il y a aussi cet instrument conservé par la ville, dont la facture atypique attire l’œil autant que l’oreille ; c’est un serpent, certes, mais à bouche de monstre marin avec cymbales et grelots. Lorsque Godard s’en saisit pour interpréter un lumineux « Old Black Snake Blues », la notion de miroir prend tout son sens. Le vénérable objet rappelle à la fois une voix éraillée du Mississippi et quelque chant sacré de pénitence. La force de l’arrangeur, c’est d’imposer son propre voyage temporel fait d’allers et de retours sur une sinueuse passerelle noire. De lui insuffler, même, une formidable élégance quand il discute, non sans malice, avec la joueuse de chalémie Katharina Bäuml.

Cette musicienne dirige par ailleurs l’ensemble Capella de la Torre qui a déjà croisé Godard dans un fameux Renaissance Goes Jazz. C’est l’une des belles surprises de l’album. Ce valeureux ancêtre du hautbois s’amalgame idéalement au serpent comme il le faisait au XVIIe siècle dans les consorts. Le chaleureux « A Trace of Grace », trait d’union avec l’album précédent, en est le meilleur exemple. Entre le théorbe et les deux soufflants, le dialogue est à la fois énergique et d’une grande douceur, à l’image de l’album. C’est lorsque la trompettiste Airelle Besson est invitée à ajouter un timbre supplémentaire sur « Our Spanish Love Song » que le sommet de A Serpent’s Dream est atteint. Le morceau de Charlie Haden est épuré au possible, d’une grande limpidité. Entre les instruments anciens et la trompette, il y a un mouvement circulaire époustouflant et plein d’émotion. C’est absolument gracieux. Dans ce lieu consacré, c’est un plaisir païen qui submerge et que l’on peut écouter à l’infini. Il est impossible de ne pas tomber sous le charme de cette traversée du temps emplie de poésie.