Scènes

Octurn - Tribu en concert

Compte-rendu du 25 février 2004


Bo van der Werf (bs), Geoffroy de Masure (tb), Fabian Fiorini (p), Jean-Luc Lehr (el b), Chander Sardjoe (d)

Bo van der Werf © Jos L. Knaepen

Il y a un certain temps que le personnel d’Octurn (mené par Bo van der Werf) recoupe de plus en plus celui du Tribu de Geoffroy de Masure, tant et si bien que la fusion des deux est aujourd’hui totale, d’où la concaténation des noms. Cela dit, il y a quelques mois j’avais assisté, dans la même salle de Flagey, à un concert d’Octurn avec une formation plus large (une guitare, deux basses, deux claviéristes, trois souffleurs) et la musique, déjà difficile, était alourdie par une masse orchestrale parfois confuse. Ce soir, l’esprit est plus joyeux et proche de celui de l’album enregistré par Tribu : au départ le concert est un peu austère, avant de chauffer lentement et de se terminer sur un ton festif et débridé.

Comme souvent, de Masure lance les débats avec un solo non accompagné qui alterne les lignes rapides et swinguantes avec les grognements. Dans une musique parfois un peu trop sérieuse, de Masure (ainsi que le bouillonnant Chander Sardjoe, qui pourrait être une sorte de Zigaboo Modeliste cubiste) apporte un évident plaisir de jouer, de bouger et de rire. Quand il se penche en avant ou en arrière, c’est dans un but musical (en pointant son trombone vers le sol, il projette moins ; donc, quand il le relève, l’auditeur reçoit une sorte de coup de poing sonore), mais aussi visuel : se pencher en arrière et lever son instrument vers le ciel en allant chercher des notes aiguës lui donne un côté hiératique.

La musique de Tribu (plus que celle d’Octurn) est fortement influencée par Steve Coleman (de Masure et Sardjoe ont tourné avec lui), d’où des rythmes dérivés du funk mais rendus fort complexes car polymétriques. Après le concert, la description d’un morceau relève des mathématiques : « La batterie était en 5, la basse en 6 et l’harmonie en 7, avec 2 à la fin pour rattraper le décalage » ! Mais au fur et à mesure que le concert avance, cette sophistication ne sert plus l’abstraction mais une danse de plus en plus enivrante : le morceau joué en rappel aurait presque (presque !) pu être un simple groove funky, avec un solo de batterie énergique et mélodique et un solo de trombone absolument furieux.

Au-delà des aspects rythmiques, je suis surpris par les parties mélodiques. Sur plusieurs morceaux, de Masure et van der Werf jouent des interludes ou des motifs d’accompagnement qui sonnent quasiment comme des parties de big band. Des concerts précédents je gardais plutôt le souvenir de thèmes en forme de brefs riffs percussifs ; l’écriture alterne des contrepoints complexes (on est assez loin des quartettes de Gerry Mulligan) et des unissons, comme le long thème de « Calcutta », qui semble pousser à bout les deux souffleurs. À ce morceau, Fabian Fiorini ajoute des accords qui sont comme des jets de couleurs criardes.

Geoffroy de Masure © Jos L. Knaepen

Le troisième morceau, « Round », une très longue suite signée de Masure, marque le tournant de la soirée. Il commence avec un rythme lent et chaloupé, puis Fiorini fait monter la température avec un solo débutant par un contrepoint inspiré de la musique contemporaine qui se mue en une approche plus jazz (improvisation linéaire à la main droite soutenue par quelques accords de la main gauche) mais tout aussi à la recherche de sonorités contemporaines ; un mélange réussi. Plus tard dans le même morceau, Fiorini partira de douces phrases au romantisme abstrait pour parvenir à un jeu énergique et bruyant rappelant McCoy Tyner vers la fin de son passage dans le quartet de John Coltrane. Il arrive encore au pianiste de sonner comme une boîte à musique en jouant tout en haut du clavier et quelques octaves plus bas à l’unisson. Un déploiement d’efforts du plus bel effet.

Toujours sur « Round », au beau milieu d’un groove qui prend un malin plaisir à déstabiliser l’auditeur, on croit reconnaître une progression blues, puis un thème en riff : c’est « Equinox » de Coltrane. Cette injection inattendue de blues revigore le solo de Masure qui suit, et met définitivement le quintet en orbite. Autrefois, c’était le « Solar » de Miles Davis que Tribu faisait sonner de manière étonnamment naturelle par-dessus ses rythmiques typiques.

Le dernier morceau avant le rappel comporte un riff principal qui pourrait accompagner une poursuite en voiture. Après un joyeux duo basse-batterie, Fiorini se lance dans un solo furieusement percussif dans le registre grave. Un groove collectif massif s’établit quand de Masure ajoute sa cloche (autre emprunt à Coleman) et van der Werf renchérit avec le riff principal.

Espérons que la suite de la résidence d’Octurn à Flagey (qui dure depuis quelques mois déjà) livrera d’autres concerts aussi réussis et moins axés sur la complexité.