Chronique

Shijin

Theory Of Everything

Laurent David (elb), Stéphane Galland (dms), Stéphane Guillaume (sax, fl, cl), Malcolm Braff (p, kb).

Label / Distribution : Alter-Nativ

Commençons par un rappel : Shijin, c’est une symbolique orientale représentant les gardiens des quatre points cardinaux. Sauf qu’ici, ces derniers sont en réalité des musiciens, emmenés par un bassiste hyperactif qu’on connaît bien, Laurent David. Les faits d’armes de celui qui veille sur son label Alter-Nativ sont nombreux, puisqu’au-delà de sa participation à quelques formations hautes en couleurs comme l’Electric Epic de Guillaume Perret, on a pu entendre claquer ses cordes au sein de groupes tels que M&T@L (IK, Hurlant) ou The Way Things Go. Sans oublier l’excellent Naked en solo. En 2018, Shijin avait publié un premier album dont nous avions souligné « l’énergie et le plaisir évident de donner forme à une musique sans barrières stylistiques, dont la puissance est toujours mêlée de légèreté mélodique ».

Le plus notable, c’est que la musique du quartet relève d’un processus d’élaboration en plusieurs temps, comme par un phénomène d’agrégation d’éléments individuels auxquels il s’agit ensuite de donner une cohérence collective. Theory Of Everything n’échappe pas à cette règle et permet de découvrir huit compositions qui sont « le résultat d’ interactions, d’abord élaborées en duo, puis complétées par les deux autres éléments, et enfin fixées ensemble dans un format rarement utilisé dans la production de jazz, le Concept Album, conciliant l’électrique et l’acoustique, l’improvisation et l’écriture ou encore la musique contemporaine et le jazz traditionnel ». Tout cela est, finalement, une histoire de cuisine interne – après tout, on peut se régaler dans un bon restaurant sans pour autant mettre le nez dans les casseroles du chef – qui ne saurait dissimuler le plaisir qu’on ressent à l’écoute d’un disque riche en couleurs.

Riche par l’enchevêtrement de ses structures rythmiques complexes, par sa puissance sous-jacente, par la diversité de ses climats, par ses changements de tempo, parfois sous la forme de ruptures inattendues, par le caractère mouvant de ses textures et la multiplicité des interactions entre les musiciens, par le soin apporté au traitement du son de chaque instrument mais aussi de l’ensemble, par sa faculté d’enchaîner mélodies accrocheuses et syncopes coups de boutoir, par son jazz électrique qui parfois – même si les musiciens peuvent s’en défendre – laisse s’échapper les échos lointains et néanmoins tutélaires d’un Weather Report ou d’un Soft Machine. Une musique à la fois très savante dans son élaboration et directe dans sa perception.

C’est un peu tout cela, Shijin, une sorte de combat fraternel entre forces aériennes et terrestres au service desquelles œuvrent des musiciens à qui on ne la fait pas. On retrouve le pianiste Malcolm Braff, un passionné du rythme, passé par le Brésil et le Sénégal, qui fait par ailleurs partie d’un autre projet très rock de Laurent David, nommé Darkmatters. Avec lui, Stéphane Galland, batteur polyrythmique, entre autres membre du groupe Aka Moon, partenaire des Songs Of Freedom de Nguyên Lê et qui a par le passé joué aux côtés de Joe Zawinul… ou d’Ibrahim Maalouf dans une autre vie (avec Laurent David) et qui lui-même avait déjà eu l’occasion de collaborer avec Braff. Sans oublier un petit nouveau dans l’histoire, qui prend la place de Jacques Schwarz-Bart, Stéphane Guillaume : saxophoniste, clarinettiste, flûtiste, musicien chevronné, omniprésent sur la scène jazz, un grand monsieur qu’on est toujours heureux de retrouver. Flanqué d’un tel trio de flibustiers, Laurent David peut laisser libre cours à ses élans, multiplier les formes et mettre à profit, c’est lui qui le dit, « leurs interactions, créatrices d’harmonies, de rythmes et de mélodies qui surgissent de l’énergie du vide ». Amusez-vous à privilégier l’écoute de sa basse d’une composition à l’autre et vous aurez un aperçu de l’étendue de sa palette. Un régal pour les gourmands !

C’est sans doute en cela qu’il faudra comprendre cette « Théorie du Tout », qui consiste à concilier l’infiniment grand et petit, à l’image de cette œuvre discographique poussée par une énergie très rock et qui semble regarder loin devant elle tout en fignolant le moindre détail. Et même si vous n’avez pas l’esprit scientifique – surtout ne vous laissez pas effrayer par la typographie équationniste du titre inscrit au verso de la pochette – vous n’aurez aucun mal à entrer dans cette danse à huit temps qui a fière allure. Theory Of Everything, vous l’avez compris, est une réussite.