Sur la platine

Underpool, la crème catalane

Présentation du label catalan Underpool.


À Barcelone, il n’ y a pas que Fresh Sound Records qui édite des disques. Niché dans les collines de Colserolla, à Esplugues de Llobregat, dans la banlieue ouest de la capitale catalane, le label Underpool a été crée en 2013 par le saxophoniste Sergi Felipe. À la fois studio d’enregistrement (d’autres labels comme Clean Feed, Creative Sources ou Discordian Records viennent parfois y enregistrer un disque) et maison de disques, il diffuse la musique d’une bande de musiciens catalans aux dents longues. Son catalogue compte aujourd’hui près de 70 albums.

La première référence du label, UnderPool 1, est publiée à la fin de l’année 2013. Elle est l’œuvre d’un sextet formé pour l’occasion dans lequel on retrouvait les saxophonistes Marcel·li Bayer et Sergi Felipe, le trompettiste Iván González, le tromboniste Josep Tutusauts, Marc Cuevas à la contrebasse et Carlos Falanga à la batterie. On peut y entendre une musique sans instrument harmonique, faite de bois et de cuivre, ouvragée et chamarrée, empruntant autant au jazz dit cool qu’aux musiques brésiliennes avec des arrangements au cordeau. Une première réussite pour le jeune label.

Au début de l’année suivante, Underpool réédite la formule originelle. Il invite d’autres musiciens à former un nouveau groupe éphémère autour de compositions écrites pour l’occasion. Ce sera Underpool 3 (il y a eu un 2 entre temps), avec notamment au casting le saxophoniste Albert Cirera et le trompettiste Pol Padrós. La musique y est dynamique et généreuse, très ancrée dans la pulsation, de laquelle s’échappent de beaux unissons de cuivres ainsi que plusieurs soli bien trempés.

On retrouve le saxophoniste Albert Cirera en 2017 pour son deuxième album en leader (après Els Encants sorti en 2012 chez Fresh Sound New Talent) intitulé Suite Salada. Il y est accompagné de son groupe Tres Tambors composé de Marco Mezquida au piano, Mark Lohikari à la contrebasse et Oscar Doménech à la batterie. Les compositions de Cirera s’épanchent volontiers, s’étirent en longueur, laissant le temps à la musique de s’installer durablement dans l’oreille. Une musique organique, percussive, progressive, faite de montées extatiques et de soli enfiévrés, à la fois proche de l’esthétique free tout en ayant un côté très chaloupé, très ancré dans le blues.

Un autre saxophoniste de talent sortait un album la même année en la personne de Gorka Benítez avec le groupe Underpool 5. Entouré du pianiste Roger Mas, du contrebassiste Martín Leiton et du batteur Ramón Prats (qui partage un duo depuis 2007 avec Albert Cirera), le saxophoniste basque, né en 1965 à Bilbao, distille une musique limpide, de facture classique, faites de mélodies simples (on pourrait regretter parfois quelques facilités langagières), mais avec toujours un grand sens de l’espace et un swing entêtant. Un deuxième volume des aventures d’Underpool 5 est sorti en 2021.

Autre disque sorti en 2017, autre saxophoniste, barcelonais celui-là : Santi de la Rubia, qui signe avec Broken Line son premier album en leader. Entouré d’une sobre section rythmique (Marc Cuevas à la contrebasse et Roger Gutiérrez à la batterie), il déroule sa musique avec beaucoup de rigueur et d’application. Sa sonorité de saxophone fait parfois penser à Joshua Redman, son phrasé à Coltrane. Ses compositions, efficaces mais quelque peu académiques, fleurent bon le hard bop. De l’album, on retiendra surtout les trois morceaux enregistrés en concert qui font preuve d’une belle énergie et d’un swing assez communicatif.

C’est l’année d’après, en 2018, que Citizen Jazz publie, sous la plume de Diane Gastellu, la première chronique d’un disque Underpool. Il s’agit du solo du guitariste Jaume Llombart dédié à la mémoire de Thelonious Monk (l’album est sorti en 2015). Diane Gastellu écrivait à ce propos : « Jaume Llombart a surtout retenu de Monk le dépouillement, le caractère anguleux, plus que les audaces harmoniques, l’humour absurde ou le sens du groove. Le choix de sonorités très mates, de notes brèves entrecoupées de ruptures de tempo et de battements d’accords censés évoquer le piano stride, pousse ce répertoire vers un ascétisme plutôt aride et, disons-le, rend l’album difficile à écouter d’une traite. »

Cette même année, et une fois n’est pas coutume, le label enregistre un musicien non catalan (et même pas espagnol !), le saxophoniste américain Bill McHenry. Né en 1972 dans le Maine, McHenry a joué notamment avec Andrew Cyrille, Ben Monder, Reid Anderson ou Gerald Cleaver et a sorti une dizaine d’albums sous son nom dont ce solo. Il y joue du ténor avec vigueur et grâce. L’album s’écoute comme un catalogue de miniatures (les formats sont très courts, de quelques secondes à cinq minutes) pour saxophone dans lesquelles Bill McHenry égrène des bouts d’idée, tourne autour d’un motif, d’un rythme mettant sa technique impeccable au service de sa narration.

L’année suivante, c’est le batteur catalan Pep Mula qui sort Mula II, son deuxième album en leader sur Underpool (après un premier disque en 2015). On y entend un jazz plutôt délié, souple et enlevé, œuvre d’un groupe soudé, tout au service des compositions de son leader. Beaucoup d’espace pour faire vivre la musique tout en rondeur de Mula, une rythmique légère et élastique, quelques belles envolées (« Antártida », « Terenci »), de la douceur aussi, qui font de ce Mula II un album attachant.

Plus récemment encore, le label sortait deux très beaux albums : Creciente de la pianiste Clara Lai, sorti en janvier 2022 et Aquella Cosa du groupe Kamarilla dirigé par Albert Cirera, sorti en mars. Deux albums ayant comme dénominateur commun la présence du duo très complémentaire Albert Cirera/Iván González. Nous écrivions à propos de Creciente : « Sur des bouts de structures composées par la pianiste, les musiciens improvisent tour à tour ou ensemble, utilisant des textures et des couleurs proches du free jazz. Le jeu économe et allusif de Lai et son utilisation du piano préparé confèrent à la musique une atmosphère étrange et suspendue. » Quant à la musique d’Aquella Cosa, elle « est généreuse et roborative, s’appuyant sur le nombre et l’épaisseur des soufflants, Cirera aux saxophones, Marcel·li Bayer aux clarinettes, Vicent Pérez au trombone et donc Iván González à la trompette (en alternance avec Pol Padrós), ainsi que sur la basse électrique rebondie et omniprésente de Martín Leiton. »

On continue notre voyage en terre catalane par un très bel album, Carla Bley Songbook, enregistré il y a un an par le pianiste Lluís Vidal et le batteur David Xirgu. Notre chroniqueuse Hélène Gant écrivait à son propos : « À l’exception de « Ida Lupino », le duo nous propose des versions dont l’esprit et la lettre restent très proches des originaux. L’endroit où se situe ce petit plus musical si nécessaire est celui de l’improvisation. Vidal et Xirgu sont maîtres dans l’art du prolongement. Ils ont parfaitement compris ce que Bley voulait mettre en avant dans chaque morceau et se l’approprient avec finesse et créativité. »

Pour finir citons les derniers albums édités par le label : Live At Jazz Cava, rencontre entre le trio du batteur Oriol Roca (avec Giovanni Di Domenico et Manolo Cabras) et la vocaliste belge Lynn Cassiers, et Biased Vision enregistré par le patron Sergi Felipe avec le contrebassiste Masa Kamaguchi et le batteur David Xirgu.