Scènes

C’est beau une chouette la nuit

Soirée Hubro Night, 4 novembre 2019, Dynamo de Pantin


Pour fêter ses 10 ans le label norvégien Hubro organisait une mini tournée d’anniversaire dans plusieurs villes européennes. Après Rotterdam, Londres et avant Berlin, la caravane faisait étape à la Dynamo de Pantin.

C’est devant une Dynamo plutôt clairsemée au regard d’un tel événement (mais après tout, tant pis pour les absents, ils ont de toute façon toujours tort), qu’Andreas Meland en personne, le fondateur du label, présente cette nuit Hubro. Trois groupes, trois trios, tous inédits en France (tout de même), une grosse trentaine de minutes chacun, deux changements de plateaux. Voilà pour le programme.

Erlend Apneseth Trio © DR

La soirée s’ouvre sur le trio du violoniste Erlend Apneseth. Élégant, allure de jeune premier, presque timide, il entre sur scène d’un pas décidé et s’assoit, bientôt imité par les deux musiciens qui l’accompagnent, le guitariste Stephan Meidell et le batteur percussionniste Øyvind Hegg-Lunde. Apneseth dispose ses trois violons autour de lui. Le silence s’installe. Il laisse place progressivement à des sons organiques, étouffés, comme lointains. C’est Meidell, assis, guitare en main, qui façonne ces sonorités spectrales et distordues dont il a le secret à l’aide d’un attirail pléthorique (une dizaine de pédales, des câbles, des boîtiers de toute sorte). Puis l’onde sonore se rapproche, se fait pressante. Il est alors rejoint par les percussions hypnotiques (cloches, gongs, cymbales, grelots et autres maracas) de Hegg-Lunde puis par le violon à fleur de peau du leader. Amorçant un semblant de thème, celui-ci tire de son Hardanger [1] des sons à vous ouvrir les veines. Les mélodies sont à peine effleurées, les notes suspendues. La musique respire, tendre et mystérieuse, invoquant çà et là les folklores anciens et les légendes du Grand Nord autant que les musiques arabo-andalouses. On retient son souffle, immobile, de peur de casser la magie du moment.

En à peine trente minutes et quatre morceaux, le trio nous aura emportés très loin dans une rêverie nocturne et glacée dont on ressort complètement groggy. Les trois hommes saluent, les lumières se rallument. Instantanément, les techniciens s’affairent pour le changement de plateau. Les musiciens se croisent, se saluent, s’interpellent. Sourires, accolades. Tout le monde semble se connaître et s’apprécier. C’est sans doute une des raisons de la réussite de Hubro : avoir su fédérer une pléiade de jeunes musiciens aux expériences et aspirations diverses au sein d’une même grande famille artistique.

Building Instrument © Klara Sofie Ludvigsen

C’est Building Instrument, trio barré et baroque, lointain cousin des Islandais de Sigur Rós, qui poursuit la soirée. Dans une ambiance intimiste et feutrée, Mari Kvien Brunvoll présente le groupe d’une petite voix fluette, visiblement intimidée par le moment. L’émotion fait très vite place à la grâce lorsqu’elle entame, de sa voix haut perchée, une sorte de ritournelle entêtante aux sonorités gutturales dans une langue venue du fond des âges (on apprendra après quelques recherches que Mari Kvien Brunvoll chante dans un dialecte parlé dans les environs de Molde, ville dont elle est originaire). Accompagné par les percussions élastiques et lumineuses d’Øyvind Hegg-Lunde (encore lui) et les samples souterrains (là une guitare, ici un orgue) sortis du synthé du très lunaire Åsmund Weltzien, la chanteuse (elle joue également d’une cithare dont elle joue assise, l’instrument posé devant elle) façonne des ambiances vaporeuses et sensuelles où l’on se love avec bonheur. On ferme les yeux et on plane à des lieues de la ville et de l’hiver qui vient. Quand on les rouvre, les trois musiciens s’éclipsent déjà. Comme ils étaient venus. Discrètement, l’air de ne pas vouloir déranger. Eve Risser, qui passait par là, vient embrasser et féliciter Mari Kvien Brunvoll. Longue accolade. Les techniciens déjà s’agitent. Ils préparent le dernier set, celui de Bushmans Revenge, récente signature du label Hubro lors du mercato hivernal.

Bushmans Revenge © Marthe Amanda Vannebo

Stephan Meidell remplace l’habituel titulaire au poste de bassiste, Rune Nergaard, blessé au bras. Pour le reste, on a droit à l’équipe type. Au centre de la scène, le surpuissant batteur Gard Nilssen ; à sa gauche le guitariste Even Helte Hermansen et donc à sa droite Stephan Meidell à la basse. Après une introduction bruitiste et plutôt minimaliste, les trois compères entament une partition débridée avec une énergie et une intensité démente. Nilssen, chemise blanche, mèche impeccable et barbe au cordeau (l’élégance norvégienne, quoi) se rue sur ses fûts comme si sa vie en dépendait. Il tance son guitariste et le pousse dans ses retranchements. Even Helte Hermansen, barbe longue de Viking, crâne d’œuf et sourire carnassier, ne s’en laisse pas compter. Il se lance dans des soli enfiévrés à rallonge, martyrisant ses pédales d’effets et gesticulant dans tous les sens au gré de ses riffs acérés. Meidell semble un peu à la peine ; il s’accroche, discret, assurant le tempo, peu habitué il est vrai à de telles envolées électriques. Ils sont trois mais font du bruit pour dix. Et l’on découvre alors une autre facette du label norvégien, plus âpre et plus électrique, hybridant la liberté du jazz et la puissance du rock.

Reflets de l’éclectisme du jazz norvégien dont Hubro est le porte étendard, ces trois groupes nous ont offert une très chouette soirée. Vivement les 20 ans !

par Julien Aunos // Publié le 24 novembre 2019

[1Le violon Hardanger est le violon traditionnel des musiques populaires de la Norvège.