Chronique

Amy Jo Albany

Low down

Jazz, came, et autres contes de la princesse be-bop

Label / Distribution : Le Nouvel Attila

D’abord il y a l’objet. Une couverture sur fond beige pâle avec une typographie bleue sans empattements, incrustée avec motifs de cordes et touches de piano. Dans le genre Blue Note « à l’ancienne ». La maquette intérieure reprend d’ailleurs ce motif des touches noires pour chaque titre de paragraphe. C’est que le père de l’auteure n’était autre que Joe Albany, éminent pianiste, entre autres de Charlie Parker. L’éditeur a manifestement pris du plaisir à construire cet objet livresque, comme le prouve l’achevé d’imprimer : « Ces mémoires ont été achevés d’imprimer aux premiers jours d’un été radieux au rythme jazzy des machines de Parbleu ! dans une maquette des plus chaloupées de Sylvain Lamy ». Renouer avec le matériau imprimé en jouant avec les codes du jazz : bel hommage aux notes bleues.

Ensuite il y a le jazz. Au fil de ce récit autobiographique très elliptique, Amy Jo Albany nous fait rencontrer, avec les yeux de l’enfant qu’elle fut et que, d’une certaine manière, elle est encore, les « amis de papa » : Louis, Bird, Chet, Monk, Mingus, Roach, Art Pepper, Dizzy – qui, selon le roman familial, la fit tomber sur la tête quand elle était un nourrisson… Les hauts et les bas de la carrière paternelle, jusqu’à sa « renaissance » en Europe dans les années soixante-dix, les tentatives d’éducation jazzistique de l’auteure par un père (trop) soucieux de transmission artistique… forment le fonds mémoriel d’une enfance atypique. Le moindre détail sonore n’échappait pas au jugement sévère mais juste du paternel : sur telle séance, Charlie Parker n’avait pas un son convaincant car son anche d’alto « était trop mouillée ». Encore cet italo-américain dont Lester Young disait qu’il était le « meilleur pianiste blanc sur lequel il ait jamais posé les yeux » n’était-il que le second choix du Bird après Bud Powell. Avec le jazz vont les rancœurs, notamment vis-à-vis de Parker, qui le vira d’une session d’enregistrement après qu’il l’eut envoyé « se faire f… », ou même vis-à-vis du racisme auquel il est confronté lors d’une tournée dans le Sud ségrégationniste des Etats-Unis avec l’orchestre de Benny Carter –le Ku Klux Klan tentant de retourner le tour bus… on pense bien évidemment à toutes les sales rencontres des musicien-ne-s de jazz dans le « bon vieux Sud ».

Et puis il y a la drogue. La dure. La blanche. Avec les médicaments pour substitution temporaire puisque, même pendant les périodes d’accalmie, elle revient sans cesse. De sa petite enfance, lorsque ses parents vendent certainement un autographe que lui avait offert Louis Armstrong pour se procurer leur came, jusqu’à son adolescence, où elle expérimente la chose, l’univers d’Amy Jo est peuplé de toxicomanes en tous genres. Le jazzman étant le plus répandu. On songe bien sûr aux passages du Bird Lives de Ross Russel, lorsque le patron des disques Dial assume le fait d’avoir fourni Parker en héroïne, aux autobiographies d’Art Pepper : Straight Life (écrite avec sa femme), l’un des « zombies » qui formaient l’entourage de Joe Albany ou celle de Hampton Hawes – « Lâchez-moi » ! - ou encore à San Quentin Jazz Band de Pierre Briançon (récit de la criminalisation des jazzmen californiens toxicomanes), voire à la pièce de théâtre filmée The Connection de Shirley Clarke, avec un Jackie McLean plus parkérien que nature dans son – vrai - rôle de défoncé. Le bebop n’allait guère sans la came. Mais le jazz n’était pas le seul secteur concerné du monde de l’art. La littérature, les auteurs de la beat generation, étaient aussi de la partie (ainsi Ginsberg, premier mari de la mère d’Amy Jo… une mère absente, « tox » jusqu’à l’abjection). Sans parler de l’univers de freaks dans lequel grandit la gamine, qui finit par s’amouracher d’un nain junkie !

Aussi ce livre, plus que des mémoires, apparaît-il comme une auto-analyse en forme d’hommage au jazz. La traduction française est récente, alors que l’édition originale en anglais date de 2003 : de fait, il a servi de support pour la réalisation d’un film au même intitulé qui, manifestement, a fait sensation au Festival du film « indépendant » de Sundance en 2013. A l’origine c’est une série de notes commandée par le réalisateur à celle qui est devenue décoratrice de plateau. L’auteure a d’ailleurs une écriture des plus cinématographique, un peu à la manière d’une caméra subjective tenue par une petite blonde. Cette forte visualisation prend évidemment les contours d’un conte, évoqué par le titre en français, mais surtout en anglais(Fairy Tales From Childhood). La « princesse bebop » a bien le « sang bleu » du jazz. Ses notes mémorielles en sont irriguées, même si elle épouse la bande-son « rock » de sa génération, passant par la punk attitude pour mieux retrouver la vérité du swing !