Chronique

Louis Armstrong and the Dukes of Dixieland

The complete

Louis Armstrong (tp)

Label / Distribution : American Jazz Classics

Le Roi et ses Ducs. En 1954, Louis Armstrong n’a pas encore fait le « crossover », ce franchissement des limites raciales imposées par l’industrie musicale américaine. Cependant, en quête d’une reconnaissance par-delà les frontières symboliques de sa communauté afro-américaine, sur les conseils de son manager Joe Frazier, il s’adjoint les services d’un groupe de blancs qui s’adonnent au Dixieland, cette musique que d’aucuns qualifièrent de « revival New-Orleans ». Il faut dire qu’il est sacrément bousculé par le be-bop, le King, et qu’il se cherche une voie lui permettant de continuer à remplir la gamelle. Un producteur de Las Vegas l’approche après avoir signé les blancs-becs « The Dukes of Dixieland ». Le répertoire ? Ces incunables des années vingt comme « Sweet Georgia Brown », « The Sheik of Araby »… et l’hymne du Sud, « Dixie ».

C’est là que le bât blesse, pourrait-on dire rétrospectivement. De nos jours pendant que les mobilisations « Black Lives Matter » continuent de plus belle face au racisme structurel de la société nord-américaine, entendre ce qui fait se mettre au garde-à-vous les séides du KKK, c’est pour le moins gênant. En outre, on pourrait penser que les musiciens blancs présents rejouent le vol historique commis par l’Original Dixieland Jazz Band qui, en 1917, commit le premier enregistrement sur disque d’une musique créée dans les bouges et les quartiers noirs de la Nouvelle-Orléans.
Il faut néanmoins contextualiser ces enregistrements. Les fondateurs de cet ensemble de « whities » ont pour patronyme Assunto, ce qui est loin de sonner WASP - des descendants d’espagnols de NOLA, peut-être ? On les imagine mal revêtant la cagoule du Klan après avoir partagé des instants de joie avec leur Roi.
Ces sessions sont comme une capsule temporelle qui nous projette en plein dilemme américain : s’il y a une Question Noire aux Etats-Unis, c’est avant tout un problème blanc, a démontré dix ans auparavant, en 1944, le sociologue scandinave Gunnar Myrdal, empruntant au paradoxe de Tocqueville [1]. Ces enregistrements émergent justement à l’époque où le rêve américain d’égalité réelle pourrait sembler accessible, alors même qu’il reste une vaine promesse : ainsi de la perspective de droits civiques qui seraient accordés aux Noirs après la seconde guerre mondiale, ou, plus généralement, d’une amélioration du niveau de vie des classes moyennes… Quelque part, le Roi Louis contribue peu ou prou à une relative émancipation culturelle des blancs, trop souvent confits dans le racisme, notamment dans le « bon vieux Sud », par cet essai de franchissement de frontières dites raciales. Son cornet et sa voix sont autant de remèdes à l’abjection ségrégationniste. Tant qu’à paraître désuet, soyons-le de plein gré !

par Laurent Dussutour // Publié le 2 octobre 2022
P.-S. :

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[1Là où il y a esclavage, pas de racisme pensait le nobliau français, et là où il y a ségrégation sans esclavage, il y a du racisme, parce que les promesses égalitaires de la démocratie sont impossibles à tenir, ce qui génère des tensions sociales extrêmes – « De la démocratie en Amérique », 1835