
Art Davis
Art Davis est décédé des suites d’une crise cardiaque le 29 juillet 2007. Lors de son passage à La Cité de la Musique en novembre 1997 il avait répondu à nos questions.
Art Davis est décédé des suites d’une crise cardiaque le 29 juillet 2007 à son domicile de Long Beach (Californie). Lors de son passage à La Cité de la Musique en novembre 1997 pour l’hommage à Duke Ellington de David Murray, il avait répondu à nos questions. Nous reproduisons cet entretien aujourd’hui, en hommage à ce grand musicien discret.
Art Davis - né le 5 décembre 1934 à Harrisburg (Pennsylvanie) - n’est pas très connu en Europe. Sans doute parce que, bien que très actif au début des années 60, il s’est progressivement retiré, comme beaucoup de musiciens, dans les orchestres de studio et de musique de films. En 1981, il a obtenu un doctorat de psychologie clinique, d’où son titre « Docteur Art Davis », auquel il tenait particulièrement.
Enfant, il a commencé par étudier le tuba et le piano dans sa ville natale de Harrisburg avant d’adopter la contrebasse, à laquelle il a fini par se consacrer professionnellement après des études classiques très poussées (Manhattan School of Music et la célèbre Julliard School). Ce bagage technique lui a permis de mener de front une double carrière dans des orchestres classiques (NBC Symphony, New York Philharmonic, Los Angeles Philharmonic...) et de jazz.
Il a fait ses véritables débuts en 1958 dans le groupe de Max Roach auquel participait aussi le fugitif trompettiste Booker Little. Sa carrière lui a ensuite permis d’accompagner de grandes figures du jazz : Lena Horne, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Count Basie, Roland Kirk et quantité d’autres au fil des sessions de studio. Il est un de ceux qui ont côtoyé John Coltrane, dont il fut l’ami et, régulièrement, le contrebassiste.
- Vous avez commencé l’étude de la musique très jeune. D’abord le piano, puis le tuba. Pourquoi le tuba ?
- Art Davis (c) Jérôme Amzallag / So What
Art Davis : Jusqu’à l’âge de seize ans, j’ai un peu laissé la musique de côté. Puis je me suis mis au tuba, simplement parce que c’était à l’époque le seul instrument à ma disposition. Comme j’aime beaucoup les sons graves, j’ai travaillé cet instrument. Puis j’ai participé à des concours, et j’ai même remporté le premier prix de tuba de Pennsylvanie ! L’année suivante je devenais le premier tubiste des universités américaines. Ensuite, en 1951, j’ai décidé de faire une carrière dans la musique, et sur les conseils d’un professeur de la fac, je me suis attaché à la contrebasse.
- Vous êtes réputé pour votre sens de l’harmonie et votre utilisation complète de l’instrument, en particulier dans les aigus.
A.D. : Je pense qu’un bassiste doit inspirer le groupe. Il doit proposer aux solistes des harmonies, des impulsions pour leur permettre de réaliser de superbes choses. Je ne pense pas qu’un bassiste puisse se contenter de jouer straight, rigide. Par exemple, sur un 4/4, il ne faut pas proposer uniquement quatre notes par mesure, sur le même rythme. Il faut expérimenter, c’est ce qui fait avancer la musique.
En ce qui concerne l’instrument, pour utiliser toutes ses possibilités sonores, il faut énormément travailler. La contrebasse demande énormément de travail, de force et de précision. Les intervalles sont très fins, il est très fréquent de tomber à côté, de jouer faux. C’est valable aussi à l’archet, où les harmoniques sont fréquentes, ce qui peut déranger les oreilles fines et attentives.
- Votre carrière de bassiste est impressionnante lorsqu’on dresse la liste des musiciens avec qui vous avez joué. Mais vous avez également entretenu des amitiés durables avec certains d’entre eux, et non des moindres. Vous avez bien connu Max Roach et surtout Booker Little. Pouvez-vous nous parler de ces musiciens ?
A. D. : Nous nous sommes rencontrés alors que nous étions jeunes tous les trois. Nous formions un groupe. J’avais fait le voyage de Pennsylvanie à New York, car Max Roach m’avait envoyé un billet pour le rejoindre. Je suis allé chez lui, mais il n’y avait personne. J’ai d’abord cru que je n’avais pas la bonne adresse ou qu’il y avait un problème. J’ai frappé, personne ne répondait. Je suis allé dans un restaurant, au coin de la rue, pour téléphoner. J’avais ma basse avec moi. Personne n’a répondu au téléphone. J’y suis retourné, j’ai refrappé : toujours rien !
Je suis retourné au restaurant. Mais les gens commençaient à se demander ce que je faisais là, avec ma basse.
Comme j’étais venu de Pennsylvanie pour ça j’ai décidé d’attendre avant de retourner chez moi. J’en tremblais. J’avais dit à mes amis que j’allais jouer avec Max Roach ! Je ne pouvais pas rentrer bredouille, c’était trop humiliant ! J’ai encore frappé à la porte, et là quelqu’un m’a enfin ouvert : c’était Booker Little.
Il m’a simplement dit : « Je suis Booker, Max Roach n’est pas là ».
Ce fut notre première rencontre.
- Quelle fut votre relation musicale avec Booker Little ?
A. D. : Dans la journée nous avons répété. Je ne connaissais personne. Max m’en avait vaguement parlé. Après les répétitions en groupe, il nous est arrivé, Booker et moi, de répéter en duo. Puis, au bout de quelques jours, il m’a invité au restaurant ; j’ai su alors que j’étais accepté. Nous sommes devenus très proches. Nous avions des idées très voisines. Il jouait d’une façon très technique, très rapide. Il utilisait tout l’instrument et savait très bien écrire la musique. Nous avons enregistré un album, avec Max aux percussions et Eric aux anches. Quelque chose d’assez expérimental, la musique du futur, en quelque sorte…
Mais le premier enregistrement a été sous le nom de Max Roach, pour le festival de Newport, en 1958. J’en garde un drôle de souvenir : juste avant le concert, j’étais dans une voiture, et par la porte, je faisais signe à quelqu’un. A ce moment, Booker Little, s’assoit devant et claque la porte ! Cela s’est passé si vite, que j’en suis resté muet. Puis j’ai constaté que mon doigt était cassé. On m’a emmené à l’hôpital, soigné et ramené sur scène, où j’ai joué avec le doigt cassé ! Ce fut une épreuve très dure. Si l’on regarde sur la pochette de l’album, on peut voir que j’ai un pansement au doigt !
- Vous avez également connu Eric Dolphy.
A. D. : Pas seulement connu, nous étions très bons amis. C’était quelqu’un de très délicat, très humble, très calme. U-n personnage qui paraissait apaisé mais qui devait souffrir intérieurement. Je crois qu’il refoulait beaucoup ses sentiments. Il aurait peut-être dû parler plus.
- Pensez-vous que la place qu’il occupe dans l’histoire du jazz soit sous-estimée ?
A. D. : Oui, lorsque l’on écoute ce qu’il faisait au début, et ce qu’il a joué toute sa vie, on voit à quel point il a été méconnu. Son travail est fantastique. Il n’a jamais été reconnu pas ses contemporains. Seule une poignée de musiciens, comme Booker (Little), Max (Roach), John (Coltrane) ou encore Charles (Mingus) et moi-même avions confiance en lui. Lorsque je lui parlais de sa musique, il ne pensait pas jouer aussi bien. Il doutait beaucoup.
Nous avons joué ensemble avec Max et John, mais jamais sous son nom. Un album au Five Spot pour Prestige était prévu, avec lui, et Lena Horn. Mais la maison de disques ne voulait pas attendre que je rentre d’Europe. Et Eric n’était pas suffisamment combatif, il a cédé. Ils ont enregistré sans moi. Booker Little en faisait partie, et lui aussi me voulait à la basse. C’est d’ailleurs un de ses derniers enregistrements, je crois.
- Comment avez-vous appris la nouvelle de sa mort ?
A. D. : J’enseignais à l’époque. J’étais avec des étudiants, et un ami a téléphoné pour m’apprendre qu’Eric venait de mourir. C’était assez subit. J’ai vraiment été touché. Ce fut un choc pour tous.
- Passons à des choses plus gaies. Votre relation avec Dizzy Gillespie, par exemple. Vous avez enregistré plusieurs disques à ses côtés ?
A. D. : Deux ou trois seulement...
- « Seulement » ? Si j’avais enregistré deux ou trois albums avec Dizzy Gillespie je ne dirai pas « seulement » !
A. D. : Bien sûr, mais j’en ai enregistré plus avec John Coltrane.
- Evidemment…
A. D. : Ce fut une belle expérience de travailler avec Dizzy. C’était le plus grand trompettiste de son temps. Il travaillait beaucoup. La sélection était rude. Autant avec Max c’était amical et décontracté, autant avec Dizzy, j’ai passé une audition. Je savais que je pouvais ne pas être pris. En arrivant chez lui, il m’a demander de jouer ses arrangements, à vue et de tête. Il était debout, à côté de moi, et au bout d’un moment, il m’a dit que j’était pris. Il m’a expliqué qu’il avait toujours des problème avec les bassistes, et qu’il voulait être sûr de moi. Il me disait que la basse est la colonne vertébrale d’un orchestre.
C’est ce qu’on appelle un maître, en musique. Il sait toujours réconforter, diriger les gens pour faire le bon choix. Et puis, il y avait du travail. Ses dates étaient réservées plus d’un an à l’avance. Nous avons joué un an à New York, puis une tournée en Europe, en 1960.
Vous avez aussi joué avec Thelonious Monk, mais vous n’avez pas enregistré avec lui.
A. D. : Non, en effet, nous n’avons fait que quelques concerts, notamment au Festival de Washington DC, dans les années 60. Il s’agissait d’un quartet. C’est d’ailleurs pour ça que je lui rends hommage dans mon dernier disque, en interprétant « Evidence ». Je voulais cet enregistrement symbolique. Je rends hommage à plusieurs des musiciens importants que j’ai connu. En ce qui concerne Monk, jouer avec lui était une gageure : il commençait les morceaux sans jamais donner les titres, c’était à nous de savoir. « You had to know ! » Il fallait suivre, reconnaître dès l’introduction. Monk est une référence pour moi. A ce propos, son fils m’a confié que Thelonious avait déclaré n’avoir connu que deux grands bassistes : Wilbur Ware et Art Davis !
- Quel compliment ! Monk a joué avec énormément de bassistes, il devait vraiment vous apprécier pour dire ça !
A. D. : Oui, peut-être parce que je pouvais le suivre musicalement dès l’introduction, en sachant ce qu’il jouait et où il allait. Mais beaucoup d’autres musiciens savaient faire ça. Monk ne m’a jamais rien dit en face, aucune remarque sur mon jeu. C’est pourquoi quand son fils m’a rapporté ces propos, j’étais très surpris. Pour moi, jouer avec Monk, c’était déjà un énorme compliment !
- Dans votre dernier enregistrement, vous avez réuni Ravi Coltrane et Herbie Hancock. Depuis combien de temps connaissez-vous Ravi ?
A. D. : Je l’ai d’abord connu quand il avait un ou deux ans, chez son père. Mais il ne s’en souvient plus… Aujourd’hui, il fait une superbe carrière. En Californie, nous avons joué quelque fois ensemble, avec Alice Coltrane et d’autres, pour des concerts en hommage à John Coltrane. C’est là que nous avons vraiment fait connaissance.
Un jour, nous étions en tournée avec Alice, et les deux fils de John - Ravi et Oran - et aussi Roy Haynes. Alice m’a alors dit que je pouvais prendre Ravi avec moi en tournée ou pour jouer, qu’il était prêt. C’est pourquoi je l’ai invité sur mon disque. Ravi et moi sommes très proches aujourd’hui. Je me sens un peu redevable de ce que son père a fait pour moi. Lorsque je jouait avec John, c’est lui qui me l’a demandé. Je ne suis pas allé le supplier de me prendre dans son groupe ; c’est lui qui m’a offert la fantastique occasion de l’accompagner. Alors, si je peux, à ma façon, donner un coup de pouce à son fils, c’est une manière de passer le flambeau.
Quant à Herbie, nous avions déjà travaillé ensemble, sur des musiques de films, avec Quincy Jones. Mais nous n’avions jamais fait de gigs. Quand je l’ai appelé pour jouer sur le disque, il a tout de suite accepté, il était ravi.
- Sur le disque, il interprète un boogie-woogie. Une structure ancrée profondément dans le blues. C’est une chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps.
A. D. : Oui, mais il a adoré. D’ailleurs on l’entend gémir et marmonner pendant qu’il joue. C’est le signe qu’il se sent à l’aise sur cette structure..
- Que pensez-vous des musiciens de jazz, de leur position, de leur rôle ?
A. D. : Je pense que c’est très dur d’en vivre. Les musiciens en général ont beaucoup de mal à subvenir à leurs besoins. Particulièrement les musiciens noirs aux Etats-Unis. Le jazz y est très mal considéré. Quant à la musique classique, elle rejette les Noirs. C’est presque impossible d’en jouer pour nous. J’ai eu énormément de problèmes dans l’Orchestre National de la Télévision. Je connais le problème. En plus, à l’époque il y avait le maccarthysme. C’était terrifiant. Si un Blanc faisait une action en faveur d’un Noir, il était taxé de communisme et le FBI lui filait le train ! On ne pouvait presque plus penser. La cause nNoire s’en est bien sûr trouvée renforcée. Mes enfants ne veulent pas faire de musique. Ils ont sûrement raison. La seule façon de s’en sortir est d’épouser une femme très riche !
- Vous avez créé l’association B.A.S.S. en 1993, pour soutenir les étudiants dans leurs études. Quelles sont ses activités ?
A. D. : C’est une fondation. Nous payons la scolarité d’étudiants qui ont une activité musicale réelle. Nous encourageons les gens à la financer. Tous les étudiants qui le souhaitent peuvent demander une bourse, et on la leur accorde s’ils réussissent dans leurs études, et s’ils ont une activité annexe importante. Nous sommes reconnus maintenant. Nous attribuons des prix aux boursiers pour leurs résultats. Mais il reste beaucoup de choses à faire. Les études coûtent trop cher.
- Avez-vous le sentiment, au regard de votre carrière, d’avoir participé à l’Histoire de la musique, ou au moins à l’Histoire du jazz ?
A. D. : Si l’on considère l’ensemble des musiciens que j’ai côtoyés, il est clair que j’ai touché de près ou de loin à quelque chose d’historique. Je figure aujourd’hui dans pleins de livres sur l’histoire du jazz, et c’est en fait la marque de l’Histoire : une page dans un livre. Mais ce qui me touche, c’est d’être reconnu par les autres musiciens. Qu’on m’appelle encore pour jouer. Qu’on me respecte.